Chant dans l’Azur

     Nous étions à la fin du mois de mai. La terre était imbibée d'eau. Les bourgeons, enfin nourris de nouvelle sève, laissaient éclater leurs écorces et les flancs des montagnes se coloraient de ce vert tendre et doux, quoi qu'éphémère. Depuis une semaine, mes pas me portaient invariablement vers le bord de la rivière. À la voir ainsi, haute, large, impétueuse, je savais d'expérience qu'elle était occupée à laver le paysage. Ce n'était pas demain encore que je pourrais y plonger la soie. Les jours passèrent. Chaque soir pourtant, je gravissais un petit promontoire et m'installais là, pour lire la rivière, étudier le courant, regarder passer les canards. Puis, lentement, la rivière reprit son lit et se calma. Je sentais monter en moi une certaine fébrilité, l'appel de l'eau sans doute, mais patience, patience. Enfin un soir, en arrivant sur ses bords, je sus que c'était pour le lendemain, 9 juin. Tout était prêt : canne, moulinet, droit d'accès sur le secteur illimité de la Dartmouth (une vingtaine de fosses) et, en prime, on annonçait du soleil, 20 C, sans vent.

Chant dans l’Azur
     À l'aube, je fonce vers la rivière, l'esprit préoccupé par un épineux problème : dans quelle fosse vais-je commencer ? Pour reprendre contact avec l'eau, après neuf mois d'absence, il faut une fosse au courant uniforme, d'une bonne largeur sans être trop profonde, afin de permettre au pêcheur de s'exprimer sans se soucier des buissons sur la berge. J'opte pour le Petit Adams. En laissant la route asphaltée pour ce qu'on appelle par ici le chemin de la Colonie, je ralentis l'allure et ouvre grand la fenêtre de la camionnette. Un parfum puissant m'envahit, celui de millions de jeunes pousses de peupliers, d'érables, de bouleaux, de sapins, d'épinettes. Toute la forêt est là, encore assoupie, si accueillante. À quelques mètres de la rivière, je m'arrête. Pas un bruit, rien que de la musique, de la musique d'oiseaux, de la musique d'eau. Sur la berge, entre les cailloux et l'eau, s'étire un petit banc de sable. Pas une empreinte si ce n'est celle de l'eau qui a laissé sa trace longiligne en se retirant. En raccordant ma soie et l'avançon, je goûte jusqu'au ravissement le simple bonheur de prendre part à cette fête de la nature, organisée en ce jour pour le roi qui revient d'Atlantique.

     En entrant dans l'eau, l'impression est assez déroutante mais, au bout de quelques minutes, reviennent les gestes sûrs et la soie se remet d'elle-même au diapason. Un pur plaisir. Peut-être y a-t-il un saumon qui attend là-bas le passage de ma Silver Rat. Ah, ma Silver ! Je mouche avec attention, pendant que des flots de souvenirs viennent accoster le long de ma mémoire. Dans cette même fosse, il y a plusieurs années déjà, un ami pompier de Montréal avait réussi à capturer un saumon de trente livres et plus. Donc, pêcher relax mais concentré. Une longue passe, une deuxième, rien ne bouge. En cette période de l'année, les poissons ne sont pas nombreux dans la rivière, il faut prospecter. Les fosses Snake, Lemay, Graves n'apportent pas davantage de résultats. Vers midi, après un bon goûter, je m'allonge sur une petite grève pour une sieste bien méritée. Fait curieux, je n'ai pas rencontré âme qui vive, pas même une piste, si ce n'est un chevreuil qui a traversé la rivière en haut de Graves.

     En après-midi, je me dirige vers Narcisse. La fosse est longue et profonde, une belle heure en perspective. Je lance à mon rythme, cette fois-ci avec une Tiger Ghost montée en streamer. La rivière chante. Tout à coup, j'aperçois au bout de ma ligne un gros remous et, l'instant d'après, ma soie plonge avec violence. Instinctivement, je remonte ma perche avec fermeté. L'espace d'une seconde, hébété, je n'y crois pas. Et pourtant je ressens le coup de tête du saumon. Ça y est, j'en ai un ! Je lance un « Yeah » retentissant. Le saumon remonte lentement le courant et, soudainement, il repart vers le bas de la fosse. Le moulinet se dévide à une vitesse folle. Le combat est engagé. Il remonte, saute, redescend, plonge, et une demi-heure s'écoule ainsi en un temps extraordinairement rapide. Enfin, doucement, pendant qu'il commence à montrer son flanc, je l'amène près de moi. Il est gras et magnifique. Une torpille d'argent pur à laquelle il ne manque pas une écaille. D'un geste vif, je lui enlève l'hameçon sans ardillon. Il reprend vite ses forces et d'un bon coup de queue, en m'arrosant copieusement, il retourne au coeur de son élément. Je me redresse en souriant. La rivière chante à nouveau. La grande fièvre apaisée, une joie sans borne m'inonde. Quelle journée !

     Un peu plus tard, au poste d'accueil de la Société de gestion, j'appris qu'en cette journée bénie j'avais été le seul pêcheur sur la rivière. Une grâce... que je vous souhaite avec tout le chant qui l'accompagne.

références

» Par Marien Jomphe
» photo Jean-Guy Béliveau
» Saumons illimités, Automne 1999.
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