La Pêche Miraculeuse

     Même si le meilleur temps (généralement de la mi-juin à la mi-juillet) pour pêcher le saumon à Gaspé est passé, il peut arriver que l'on reçoive une invitation qu'il est impossible de refuser. Ce fut le cas le 21 juillet 1994 où le gagnant au tirage 48 heures à l'avance m'invite dans le secteur 2 de la York soit la «Grande Fourche», secteur à 2 perches. De plus, le gagnant ne pouvant se rendre à la fosse qu'en fin de journée, je me retrouve seul à 6 heures le matin dans ce paradis de la pêche au saumon.

     L'eau est encore relativement haute et légèrement brouillée à la suite d'un été merveilleux où le soleil est toujours de la partie le jour, suivi d'une bonne averse ou orage en fin de journée ou la nuit. Le meilleur des 2 mondes quoi... À la Grande Fourche, le succès de pêche est quasiment toujours présent cette année. Je dépose mon attirail près de la table à pique-nique et descends des yeux le long ciré qui coule en suivant la falaise rocheuse. Quelle fosse pour la mouche sèche. J'attache un petit bomber brun clair, et descends prendre position en queue de fosse. Je localise un point de repère, allonge la soie et dépose la sèche à l'endroit voulu. La bomber touche l'eau, un saumon apparaît, gobe la mouche et plonge. Je sors rapidement de la soie du moulinet et laisse le tout flotter à la dérive, tout en suivant la soie avec la canne et le bras. Il m'a semblé un court instant que la mouche restait accrochée dans la gueule du saumon, mais la soie reprend sa dérive, suivie du petit bomber réapparu à la surface. Ouf! je l'ai échappé belle, je ne voulais surtout pas prendre un saumon sur mon tout premier lancer et gâcher cette matinée. Je sais qu'il y a beaucoup de saumons depuis quelque temps dans la fosse et je veux en profiter un peu en toute légalité.

     Après quelques instants de réflexion je décide de répéter la manoeuvre précédente tant qu'elle réussira et de compter mes lancers. Sur les dix premiers lancers effectués sur les saumons de queue, sept fûrent acceptés par Salmo. Je n'avais encore jamais vu pareil gobage de mouches sauf peut-être par une bande d'oiseaux qui s'en donnaient à coeur joie au-dessus d'une mare lors d'une éclosion de fin de journée. Pour le pêcheur, qui doit souvent fouetter des jours entiers avant d'avoir une attaque, vivre un moment pareil tient quasiment de l'irréel. Même les plus beaux rêves ne peuvent rivaliser avec la réalité de ce moment-là. J'hésite avant de lancer à nouveau. J'ai à la fois peur d'en prendre un et peur que le rêve prenne fin ...

Paragraphe 3

     Puis je décide d'étiqueter 2 saumons, un grilse et un dibermarin. Mais comment? Je change la mouche pour un gros bomber «très voyant». Ce n'est pas indiqué, mais je veux simplement faire lever les saumons pour bien localiser les différentes grosseurs présentes en un endroit donné.

     Je sais déjà que la queue renferme toutes les grosseurs de saumons mais surtout des grilses. Je remonte la fosse un peu et je vois une grande plaque rocheuse au milieu du ciré; je ne peux distinguer de saumon... alors j'y dépose la grosse sèche. Dès qu'elle touche l'eau, un dix livres vient la voir et ne la prend pas; la sèche continue sa descente et trois pieds plus bas un autre dix livres vient la voir sans la prendre. Merde, il est impossible de lancer une nouvelle mouche sur cette fosse sans faire bouger un saumon. Je lance un peu à droite: un lever et tous des dibermarins.

     D'accord je reviendrai ici tout à l'heure. Je remonte la fosse en lançant aux endroits susceptibles d'être habités par salar. Un lancer sur deux fait lever un saumon, c'est incroyable. En face de la table à pique-nique, chaque lancer amène un éclair sous l'eau ou un lever de saumon. Je vois encore l'un de ceux-là foncer sur la mouche avec des grands yeux féroces.

     Je vais m'asseoir à la table à pique-nique pour respirer un peu et goûter à fond ce grand moment. Si je fumais je serais porté à croire qu'il y a quelque chose d'hallucinant dans le tabac... Si j'oublie les combats, j'aurais pu prendre 20, 30 ou 40 saumons dans ma première heure de pêche.

     Je ne sais pas si c'est la lune, la pression atmosphérique, la vitesse de l'eau, l'influence de Saint-Pierre ou ... mais je crois que ce matin-là chaque saumon de la Grande Fourche voulait sa mouche.

     Vous souriez; attendez ce n'est pas fini.

     J'ai déjà entendu parler de saumons très preneurs à un moment donné et à un endroit donné. Mais cette surprenante activité ne durait jamais plus de quelques heures. Alors je décide de procéder aux captures. Un petit bomber brun clair attaché au bout de l'avançon de huit livres est déposé en queue de fosse pour aussitôt disparaître dans la gueule d'un quatre livres. Quelques minutes plus tard, ce beau grilse est étiqueté. Un nouveau bomber bien sec remplace le premier et est déposé un peu en amont. La sèche n'a descendu la rivière que d'un ou deux pieds quand deux dibermarins apparaissent et filent à vive allure vers la mouche. L'un s'est sans doute levé lorsque la mouche s'est déposée sur lui et il tente de la rattraper tandis que l'autre, voyant venir la mouche, s'est propulsé à sa rencontre. En moins d'une seconde, les deux pur-sang s'entrechoquent, glissent l'un sur l'autre en éclaboussant la surface du ciré... et disparaissent avec la sèche. Je lève nerveusement la canne, la soie se tend. Je ferre et le second combat commence; l'un des deux avait pu gober le petit oiseau vert forêt... Moins d'une semaine plus tard j'ai eu la chance de pêcher à nouveau cette fameuse fosse et ... j'ai péché toute la journée.

     Bonne saison 1995.

référence

» Texte et photos Clermont Grand'Maison
» Salmo Salar # 39, Été 1995.
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