Le Défi de la Brune en Rivière par Jacques Juneau

     Adepte inconditionnel de la truite brune, l’auteur brosse le tableau de ce qu’il faut savoir pour sortir vainqueur d’un affrontement avec elle.

    Partie depuis quelques heures, mon compagnon et moi roulons en silence car nous avons remarqué le changement qui s’est opéré dans le paysage, et cela signifie que nous approchons de notre destination. Nous ressentons les premiers symptôme de l’ensorcellement d’une sortie de pêche à la brune. Notre excitation est à son comble lorsque, à la sortie d’un tournant, nous approchons enfin l’objet de nos rêves, notre rivière « à brune » préférée.

     Nous nous empressons d’enfiler nos grandes bottes de pêche et d’accomplir tout le cérémonial conduisant à notre rendez-vous. C’est avec un brin de nervosité que nous montons une canne de 9 pi, avec un moulinet contenant une soie flottante à laquelle nous attachons enfin un bas de ligne de 11 pi qui se termine par un fin avançon de 3 Ib de résistance. Notre expérience nous a appris que ce type d'équipement est presque essentiel pour tromper cette grande dame qui a comme caprice d'exiger une séduction raffinée.

Approche de la fosse

Le Défi de la Brune en Rivière par Jacques Juneau
     Nous nous retrouvons près de la fosse choisie, et spontanément notre regard se dirige vers sa tête, car c'est là que l'eau rapide et oxygénée arrive pour déverser généreusement ses apports de nourriture. Nous voyons bien la «ligne de broue» constituée de l'écume de surface que les forces aquatiques concentrent comme un indicateur des principaux courants; la nourriture s'y retrouve également. Nous savons que les poissons se positionnent en bordure de ces courants, surtout du côté où les rives s'érodent. La fosse étant le résultat d'un ralentissement du courant entre deux sections d'eau rapide, elle a été produite par l'érosion du lit de la rivière. Dans ses eaux plus profondes, les courants ont déposé des roches et des obstacles qui fournissent abri et protection à ses habitants. Puisque les insectes aquatiques s'y sont développés plus facilement et que le courant y apporte d'autres formes de nourriture venues d'en haut,-on comprend que la truite y soit aussi installée.

     Nous connaissons bien ces fosses d'eau rapide. C'est le lieu de nombreuses émergences d'insectes de début et de fin de saison. Instinctivement, l'impatience nous pousse à nous diriger vers nos positions favorites. Mon compagnon descend avec précaution vers la queue de la fosse, car il a remarqué le manège des jaseurs d'Amérique qui quittent leur branche pour venir cueillir un insecte au vol puis retournent dans l'arbre protecteur en exécutant un gracieux ballet.

    C'est à la queue de la fosse que s'accumule la nourriture, laquelle dévale lentement avant de s'engouffrer dans la prochaine section d'eau rapide. Le lit de la rivière remonte vers la fin de fosse, concentrant les courants de surface et du fond et suscitant ainsi cet amoncellement de nourriture; c'est une position de choix pour les grosses truites. Mon compagnon sait pertinemment que les pêcheurs négligent souvent ces lieux bénis et que ces truites, moins sollicitées, sont donc plus preneuses.

    En même temps je me dirige prudemment à la tête de la fosse. L'eau y est moins profonde et la truite y décèle plus facilement la silhouette du pêcheur. Je pose pieusement un genou sur le sol, non pour rendre grâce au Créateur mais bien pour empêcher les truites de m'apercevoir.

     J'utilise comme mouche d'exploration une Mini-Muddler de grosseur n° 16. La mouche dérive à la surface; une truite se déplace, renonce au dernier moment à s'emparer de l'artificielle, mais le petit bouillon me fait découvrir sa présence. Mon cœur palpite, bien que je sache que cette truite ne reviendra pas. Je sais que plus tard en soirée, lorsque la lumière sera moins directe, ce sera la période où la truite s'attablera vraiment et où j'aurai de meilleures chances de la séduire.

    Nous balayons méthodiquement la fosse pour mieux repérer les tenues de truites que nous attaquerons sérieusement plus tard en soirée. Nous nous retrouvons donc presque côte à côte et, d'un commun accord, nous nous dirigeons vers la rive pour échanger nos impressions et surtout nous calmer un peu, car le grand moment des émergences approche. En cette mi-juin, nous anticipons une abondante émergence de l'éphémère qu'on nomme communément March Brown. Cette Stenonema vicarium est la plus populaire émergence en eau rapide, car la truite vient s'y nourrir avec gourmandise, étant alors libérée de sa léthargie hivernale.

Comportements de la brune

Comportements de la brune
     Les tenues de truites que nous avons identifiées correspondent bien aux exigences de ce salmonidé. Nous échangeons avec volubilité sur les besoins de la truite brune en oxygène, en abri de protection et en nourriture, ainsi que sur ses comportements pour ce qui est de sa dépense d'énergie et de sa reproduction. Toutefois nos yeux ne cessent d'observer la surface de la rivière, à l'affût d'éventuels mouvements de truites révélant un début d'émergence. Nous parlons de la température de l'eau, de son niveau, des obstacles que nous apercevons, pour évaluer quelles tenues de poisson reçoivent plus d'oxygène et peuvent s'avérer plus « actives ».

    Si nous étions plus tard en saison, l'eau se serait réchauffée et la truite rechercherait les apports d'eau fraîche plus riches en oxygène, comme à la tête de la fosse et aux entrées de ruisseaux dans la rivière. Mais en cette période de la saison où l'eau est un peu plus haute et plus rapide, la truite établit principalement sa position derrière ou sur les côtés arrière des obstacles. Dans ces conditions, le courant un peu plus fort ramène la nourriture à l'arrière de ces obstacles. Par contre, lorsque le courant ralentit, la truite s'installe plutôt de chaque côté et en avant des obstacles, car elle y est à l'abri des prédateurs et peut profiter du fait que le courant lui apporte directement la nourriture désirée.

    Dans une fosse au courant lent, la truite se positionne donc davantage de chaque côté des roches et à une distance un peu plus grande. J'explique encore une fois à mon compagnon que la force avec laquelle le courant frappe l'obstacle augmente ou diminue sa vitesse, ce qui fait que la nourriture qu'il transporte passe jusque derrière l'obstacle en courant rapide, longe l'obstacle en courant moyen ou en est légèrement écarté en courant faible. Ceci est très important à savoir, car la truite se positionne là où elle peut économiser son énergie, être à l'abri et surtout se nourrir facilement. Étant donné que, face à la truite brune, c'est souvent exclusivement la première présentation qui a une chance de réussir, il vaut mieux savoir où placer la mouche!

    L’émergence ne se manifestant pas tout de suite, nous nous rappelons avec mélancolie nos sorties du mois d'août dernier, alors que les gros géniteurs en migration pour aller se reproduire se rassemblaient dans les fosses situées près des frayères. Leur besoin de reproduction nous avait obligé à les suivre jusque dans leurs repaires secrets. Quelle émotion!

Technique de pêche

Technique de pêche
     Un bruit soudain provenant de la fosse nous arrache à nos rêveries. Nous n'avions pas vu que l'émergence commençait sous notre nez, la distraction nous ayant même fait oublier de sélectionner d'avance la bonne artificielle. Nous attachons la March Brown avec précipitation et nous contrôlons notre excitation, car il faut aborder le lieu de l'émergence avec grande prudence. En effet la truite brune devient rapidement sélective et se nourrit abondamment de l'insecte choisi, mais elle demeure craintive et le moindre bruit, la moindre vague inopportune l'incitent à interrompre son repas et à retourner s'abriter. C'est d'autant plus vrai lorsqu'elle s'installe pour profiter d'une émergence, car elle se positionne alors près de la surface où elle se sait plus vulnérable aux prédateurs.

    Nous portons une grande attention à notre premier lancer, car il doit déposer l'artificielle délicatement, en amont de la truite, dans une ligne de courant conduisant aux gobages, tandis que l'offrande doit flotter à la perfection. Dans sa dérive, la mouche doit être libre de toute traction, comme un insecte naturel. Impossible de vous décrire ce que je ressens lorsque je vois l'artificielle disparaître en un éclair ... En un instant, j'ai une conscience aiguë de la puissance de mon adversaire et de la fragilité du bas de ligne; je dois contrôler la tension sur ce dernier en soulevant le bout de la canne et en dirigeant le scion vers la gauche ou la droite pour tenter de conduire le poisson dans sa fuite.

    Sortir la truite du courant pour la faire entrer dans une eau plus calme, puis la rapprocher de soi pour la faire pénétrer dans l'épuisette ne sont pas aussi faciles qu'on le pense, surtout que le long bas de ligne nous éloigne du poisson. Ceci nous oblige, dans une acrobatique extension, à tenir la canne bien haut et à puiser de l'autre main sans augmenter la tension et risquer la rupture.

    Quelle belle prise! C'est presque tendrement que je passe la main sous la truite, que j'enlève délicatement l'artificielle et lui rend sa liberté. Un poisson d'une si grande beauté mérite la grâce de vivre. En ces circonstances il vaut mieux retrouver ses esprits et reprendre la tâche avec calme plutôt que de fouetter la fosse frénétiquement et d'ainsi faire fuir l'objet de ses efforts.

Éphémères de saison

     La période productive de l'émergence, assez courte, se passe habituellement en soirée, et bien sûr la noirceur nous oblige à quitter à regret la fosse si généreuse pour nous. Dans le sentier conduisant à l'automobile, nous parlons de revenir ici au plus tard dans deux semaines, pour l'émergence de la cousine de la March Brown qu'on nomme Gray Fox (du genre Stenonema). En effet, année après année, les espèces d'éphémères reviennent à périodes presque fixes, ce qui facilite notre choix d'artificielles.

    L'émergence de ces deux espèces en rivière, en juin, nous conduisent dans les fosses d'eau rapide. Pour sortir de l'eau, ces deux nymphes migrent vers les eaux plus calmes. Elles brisent leur enveloppe nymphale à la surface de l'eau et l'insecte adulte flotte pendant qu'il déploie ses ailes pour les faire sécher. Si la température est fraîche en début de saison, il prendra plus de temps avant de s'envoler, cette longue dérive en surface provoquant l'attaque des truites brunes. Ce sont des émergences abondantes, et les plus importantes pour la pêche en cette période.

    Nous n'avons jamais été d'accord quant à l'espèce d'éphémère avec laquelle nous préférons pêcher. Il faut dire qu'en début de juillet ce sont les fosses d'eau tranquille qui nous attirent, celles-ci représentant alors le lieu de résidence des grosses truites brunes voraces.

    Nous y serons pour les émergences de grosses nymphes vivant enfouies dans le fond mou de ces fosses et qui portent le nom de Green Drake (Ephemera guttulata). Cette espèce est ma préférée, et je concentre mon effort de pêche au centre de la fosse, tandis que mon compagnon préfère les émergences en bordure de la fosse où apparaissent les splendides Light Cahill (Stenacron interpunctatum cana dense). Deux émergences dans la même soirée dans la même fosse, c'est un rendez-vous qu'on ne peut pas manquer.

    Tout en enlevant nos bottes nous débattons du mérite des émergences du mois d'août. C'est comme si chaque espèce d'insecte voulait nous charmer à tour de rôle. La blancheur des éphémères d'août qu'on peut utiliser sous forme de White Wulff ou de Cream Variant, qui imitent Ephemera varia, ne cède en rien à l'intrigante Isonyehia bicolor qui se revêt des flamboyantes couleurs de l'automne avec sa teinte rouge caractéristique. C'est d'autant plus agréable que la varia se pêche dans les fosses d'eau calme où se concentrent les géniteurs en retrouver nos fosses d'eau rapide où nous avons connu tant de joies en début de saison.

Calendrier d’émergence des éphémères

     Comme mentionné par l'auteur, les espèces d'éphémères ont l'habitude d'effectuer leur émergence à la même période, année après année. Bien sûr, les espèces présentes peuvent varier d'une région à l'autre, et même d'un plan d'eau à l'autre, et il en est de même des périodes d'émergence qui peuvent différer quelque peu selon la latitude. Voici quand même, à l'intention des moucheurs, un calendrier de l'apparition approximative des principales espèces d'éphémères à la surface de nos plans d'eau et correspondant aux périodes où les nymphes effectuent leur montée vers la surface pour émerger en insectes adultes. Outre les modèles artisanaux que les monteurs confectionnent pour imiter des espèces en particulier, la liste des espèces suivantes comprend aussi les modèles commerciaux destinés à les imiter.

Mai : Epeorus p/euralis - Dark Gordon Quill
          Iron fraudator - Quill Gordon, Hare's Ear
          Ephemerella subvaria - Hendrickson

Juin : Stenonema viearium - March Brown
           Stenonema fuseum - Grey Fox
           Isonyehia bicolor - Grey Variant
           Siphlonorus quebeeensis - Red Quill

Juillet : Ephemera guttulata - Green Drake
              Stenonema eanadense - Light Cahill
              Hexagenia reeurvata - Dark Green Drake
              Potomanthus disetinetus - Cream Variant
              Hexagenia limbata - Dark Michigan Fly

Août : Ephemera varia - Cream Variant
            Epeorus vitrea - Little Sulphur Dun, Little Marryatt
            Isonyehia bier - Grey Variant
            Calibaetis sp. - Grey Quill
            Cloeon sp. - Caenis
Calendrier d’émergence des éphémères
    Il faudra revenir bientôt, et nous utiliserons aussi des imitations de phryganes plus tôt en journée, pour bien patienter avant le coup du soir. Les phryganes sont ces insectes de l'ordre des trichoptères avec les ailes en forme de tente sur le corps. Pour toutes les imitations il suffit de respecter la grosseur et la couleur de l'insecte, en s'assurant d'employer des matériaux de qualité qui procureront une présentation et une flottaison vraiment impeccables.

Où la pêcher

     Croyez-le ou non, au retour nous ne nous attardons pas longtemps à l'euphorie de cette soirée de pêche. Déjà nous tournons nos souvenirs vers le début de saison où nous nous sommes dirigés vers les rivières des États-Unis. D'abord plus au sud vers les Catskill, ce qui nous a permis de commencer plus tôt à vivre notre passion; dès la fin avril ou le début de mai, la pêche y est excellente. Bien sûr, on peut aussi aller pêcher dans la légendaire Beaverkill ou la productive Oesopus, mais la rivière Delaware et tout ce réseau hydrographique sont très attirants et productifs.

    En mai, on peut rejoindre les moucheurs sur les rivières du Vermont ou celles des Adirondack. Ces dernières rivières sont d'ailleurs excellentes même après la fermeture des rivières du Québec à l'automne. Que ce soit la Battenkill, la White River, la Missisquoi ou la Ausable, le pêcheur de truite brune y trouvera son compte.

    Chez nous la haute Saint-François, dans sa section entre le barrage du lac Saint-François et le lac Aylmer près de Disraeli, est pour moi supérieure à toutes celles que j'ai fréquentées. Ce sont la régularité du débit d'eau contrôlé par un barrage, l'apport constant d'eau fraîche du lac en amont qui procure oxygène et étalement des émergences durant toute la saison, ainsi que la beauté du paysage qui créent la magie unique de cette rivière. Je ne néglige pas non plus la rivière Chaudière dans sa partie haute, à la sortie du lac Mégantic, car sa population de truites brunes et d'arc-en-ciel a de quoi combler les pêcheurs les plus difficiles. De même, les rapides du canal Lachine et les fosses au· pied du barrage sur la Richelieu attirent chaque année les adeptes de cette pêche difficile mais combien gratifiante.

    Au cours de l'hiver, si la mélancolie provoque chez vous une montée de salmonite aiguë, vous pouvez même coiffer vos tuques et aller pêcher la Haute- Yamaska dans le centre-ville de Granby. En utilisant de petites mouches noyées productives en eau rapide, vous serez étonné des belles prises que vous pouvez y faire.

    De toutes manières, selon ma perception, chaque sortie de pêche à la truite brune est une joie qui ne nous sera jamais enlevée.

Références

» Texte & Photos Jacques Juneau (2004).
» Magazine Sentier Chasse & Pêche.
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