Notes de Voyage au Cours d'une Pêche au Saumon

(juillet 1997)

     « Arrivés à Bonaventure, Jean et moi couchons dans le petit chalet de Yves, sur le bord de la mer. Yves est un des cousins Bourdage de Jean. Dans la pâle lueur des chandelles, nous mangeons de la morue fraîche mouillée par un petit vin chilien. Mamma mia ! C'est aussi ça la pêche du saumon ! »

Notes de Voyage au Cours d'une Pêche au Saumon
     Nous avons péché La Bonaventure pendant deux jours, sous un soleil de plomb, sans lever un seul saumon. Par ailleurs, assis sur les roches de la rive, nous avons levé le coude pour arroser nombre de crevettes en écailles et de bourgots avec quelques bonnes bouteilles d'Entre-deux-Mers bien frappées à l'eau froide de la rivière. Devant une telle agape, personne n'oserait lever le nez.

     « Nous quittons la Bonaventure pour la Sainte-Anne. Il pleut pendant toute la traversée du parc de conservation de la Gaspésie. Dans une descente abrupte, je crève un pneu. Je trouve finalement un élargissement de la route pour m'arrêter. Le pneu est en lambeaux. Ça doit bien faire 20 ans que j'ai eu à changer une roue. Il faut passer au travers du manuel d'instructions pour trouver le cric, la roue de secours et la façon de l'extirper de sa cachette. Elle est fixée sous le coffre arrière et reliée par un câble d'acier à un boulon sous le capot. Le tout bien coincé dans la rouille. Couché sur le dos en me faisant le plus mince possible, je réussis à couper le câble avec des pinces. La roue me tombe sur l'estomac, ce qui m'amincit tout en m'épaississant. Jean, seul à rire aux éclats, doit me tirer par les pattes avec force pour récupérer la roue... et moi avec. C'est aussi ça la pêche du saumon ! »

     En route vers le Petit-Saut, nous nous arrêtons le long de la Sainte-Anne pour la jauger un peu, histoire de se mettre dans l'ambiance. Le niveau de l'eau est bas, à la limite pour le canot et les bras de nos guides. Ne voyant ni Arsène ni Réjean avec leurs clients (ils devaient être plus en aval sur la rivière), nous laissons une note sur le pare-brise de la camionnette de Réjean : « Préparez-vous, nous serons au rendez-vous demain matin 6 heures pile. Pas un mot aux saumons de notre arrivée de peur qu'ils ne quittent la rivière à tout jamais. »

     Nous arrivons au Petit-Saut vers 18 h. Les chalets en billes d'épinette vernies y sont toujours bien alignés comme de paisibles contemplateurs de la rivière. Le ciel est un peu gris. On sent qu'il devrait pleuvoir. Il pleuvra. Nous apprenons, de la bouche des deux autres pêcheurs qui partageront le secteur 2 de la rivière avec nous, que des plongeurs en apnée avaient fait le décompte des saumons de la rivière la veille. Seul le secteur en aval abrite du saumon. Deux saumons en bas du Petit-Saut, douze dans la Cachée, et 62 dans la Petit-Volume. Si ces anguilles humaines disent vrai, nous pécherons sur du saumon l'avant-midi et sur des roches l'après-midi. Ce sera l'inverse pour les deux autres pêcheurs. Une chose est certaine... nous pécherons!

     « Il a plu une bonne partie de la nuit. La rivière a monté de 10 cm. C'est de bon augure. C'est aussi ça la pêche du saumon. »

     À 6 h, nous sommes au rendez-vous. Après les poignées de mains très viriles alors que je me demande si mon bras n'est pas resté dans la main d'Arsène, je pose la première question qui vient à l'esprit de quiconque a déjà péché avec Arsène : « Pis Arsène, as-tu appris des nouvelles blagues au cours de l'hiver? » et Réjean de répondre dare-dare « Non ! Pis j'ai hâte en maudit qu'il en raconte des nouvelles! » C'est en riant aux éclats que l'on gagne tous le grand canot.

     Nous péchons la grande fosse du Petit-Saut quelques minutes. La Colonel, pas plus longtemps. Jean et moi sentons clairement qu'Arsène a hâte d'arriver à la Petit-Volume. Ce qui fait dire à Jean, qui sera toujours le pêcheur le moins pressé du monde : « Oh! Arsène ! Peut-on prendre une tasse de thé? -Oui ! quand on aura crocheté un saumon », de répondre Arsène en enchaînant : « Connais-tu l'histoire du gars qui amène sa femme à pêche... »

     On pêche la Cachée une bonne heure, sans succès. Les mouches de Jean ne sont pas meilleures que les miennes. Les douze supposés saumons s'y étaient bien cachés. Puis, c'est le tour de la Grand-Volume, sans plus de succès. Rien non plus dans la fosse Tourette. Nous ne péchons même pas la L'Islet et filons tout droit vers la Petit-Volume. L'effort que met Arsène pour faire avancer le long canot se voit dans la courbure de sa gaule et le rictus qui plisse son visage... ou est-ce un sourire prémonitoire?

     C'est à mon tour d'ouvrir la fosse. Je pêche avec une Green Cosseboom montée sur un hameçon double n°8. Comme il se doit, j'attaque la fosse par sa tête, sachant d'avance que c'est surtout tout au fond du méandre, en ligne avec le bouleau penché, que la mouche lancée avec 20 m de soie aura le plus de chance de leurrer Salmo. Enfin ! Dans l'eau jusqu'à la ceinture, alors que la mouche se prend pour une hirondelle, j'entends Réjean dire : « Ça commence à être dangereux ». Happée par un éclair argenté, la mouche n'a pas eu le temps de se mouiller. La soie tendue courbe déjà ma canne et active mon adrénaline. Aussi vite qu'il a quitté le fond, il y retourne et s'y ancre, se foutant complètement de la tension exercée par ma canne.
 
     Les deux pieds maintenant bien au sec sur La terre ferme, je me sens d'attaque. Que le meilleur gagne ! J'augmente un peu la tension avec le frein du moulinet, faisant fi des conseils contradictoires des trois gérants d'estrade qui ont tous l'impression de tenir ma canne. Le saumon décide de se débarrasser de cet inconvénient. Il file vers le haut de la fosse, virevolte et, le courant dans le dos, traverse la fosse comme une torpille. Je n'ai pas le temps de prendre tout le mou de la soie, la poignée du moulinet s'arrache de mes doigts et le moulinet se met à chanter. Le chant dure toujours alors que le backing file entre les oeillets. Réjean galope à vive allure vers la queue de la fosse, espérant ainsi empêcher ce bolide pisciforme de sortir de la fosse. Ce ne fut pas nécessaire. Et me revoilà moulinant comme un fou alors que le saumon revient se poster à son point de départ, comme si de rien n'était. Par des petits coups saccadés que j'exerce sur ma canne, je lui télégraphie quelques boutades dans le style : « Viens te battre espèce de peureux ». Là, il se choque. Il quitte en flèche le fond dans le sens du courant et fait un bond prodigieux hors de l'eau. C'est un cri d'admiration mêlé de crainte qui s'échappe à l'unisson de nos lèvres. Et Arsène de poursuivre en s'exclamant : « C'est un 30 livres au moins ! »

     Dans ma surprise, j'oublie de saluer la bête. La chance est avec moi car la soie reste bien tendue alors que l'animal regagne le fond de la fosse. Le monstre dévoilé remonte la fosse à deux reprises et m'oblige autant de fois à reprendre le mou de la soie et du backing entre chaque chant de mon moulinet, dont la voix commence à s'enrouer. De nouveau au fond de la fosse, ses coups de tête deviennent moins fréquents. Sous la pression de ma canne, il accepte de se rapprocher de la berge et de se laisser voir par son combattant, dont l'avant-bras gauche en tension depuis 30 longues minutes commence à manquer d'oxygène. Arsène a déjà Les bottes dans l'eau et l'épuisette en main. Le saumon n'a pas dit son dernier mot. Il file vers le haut de la fosse sans trop s'éloigner de la rive cette fois. Comme il est près de Réjean, Arsène lui lance l'épuisette. Le saumon, pas fou, revient vers Arsène. Réjean lui lance l'épuisette. Le saumon retourne vers Réjean, suivi par l'épuisette aérienne. Comme la pince du canot tiré en partie sur la rive se trouve entre mes deux lanceurs, les hautes voltiges d'une épuisette sans bras au-dessus du canot que personne n'a osé déplacer depuis le début du combat commencent à m'énerver. « Bon, ça va faire les gamins. C'est le saumon qui doit entrer dans le filet et non le contraire », dis-je d'un ton qui se voulait calme.

     Le saumon a dû m'entendre car c'est ce qu'il fait alors que c'est au tour d'Arsène de tenir l'épuisette. Par un mouvement rapide des bras qui ramène l'épuisette vers lui sans la sortir de l'eau, Arsène s'assure ainsi que le saumon est bien coincé dans le fond du filet. Puis, le sourire fendu jusqu'aux oreilles, accompagné par nos cris de joie, il dépose le saumon à mes pieds.

     Après une mise à mort rapide sous les mains expérimentées d'Arsène, il ne nous restait plus qu'à admirer ce magnifique poisson tout en se félicitant mutuellement. En fait, c'était surtout le saumon qui avait fait tout le travail, mais il était seul à en payer le prix. Il étira le ressort du peson jusqu'à 26 Lb. Arsène exagère toujours.

     Jean eut beau fouetter la fosse avec des mouillées et des sèches de toutes les couleurs, rien n'y fit. La fosse nous avait donné une si belle prise qu'elle avait décidé que c'était assez pour l'avant-midi. Jean pécha sur des roches dans le secteur d'en haut tout l'après-midi... mais il pécha.

     « En soirée, c'est la quiétude absolue. Les quatre pieds sur le garde-fou en rondins qui surplombe la rivière, nous sommes lentement enveloppés par une nuit d'ébène qui s'ouvre plein ciel sur une voie lactée éclatante. En pleine extase, comme si ce n'était pas assez, une énorme étoile filante vient se consumer sur nos têtes, éclaboussant le ciel, transformant la Sainte-Anne en rivière de diamants. C'est aussi ça la pêche du saumon ! »

référence

» Par Gaëtan Hayeur
» Saumons Illimités #62, Hiver 2002.
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