Pêche à Gué Vs Pêche en Canot

     En 1980, lorsque le saumon s'est mis à exercer ma patience et, en certaines occasions, ma jubilation (la patience ayant tôt ou tard sa récompense comme chacun le sait), mon apprentissage s'est fait à gué, les rivières York, Dartmouth et Saint-Jean ne nécessitant pas l'utilisation d'un canot car la plupart de leurs fosses se prêtent admirablement bien à des offrandes de la «rive». Sans ne rien vouloir enlever à la pêche en canot, je crois d'ailleurs que la pêche à gué est l'école idéale pour apprendre à manier une perche, le saumonier devant faire preuve très tôt de plus de dextérité s'il veut apprivoiser le succès.

Pêche à Gué Vs Pêche en Canot
La pêche au saumon en canot: le summum du raffinement tant sur le plan technique que sur celui du confort.
     En 1988, lorsque «maître» Jean-Paul Dubé, de New-Carlisle, m'invita à faire pour la première fois l'expérience de la pêche en canot, sur la rivière Bonaventure, j'avoue que l'idée d'une telle «entreprise» me laissa passablement perplexe, moi qui avais depuis huit ans l'habitude de pêcher les deux pieds bien ancrés sur les pierres. Est-ce que je me sentirais à l'aise dans cette nouvelle approche? Aurais-je plutôt l'impression, l'image étant appropriée, d'être comme un poisson hors de l'eau, essayant de regagner à tout le moins son trois pieds de profondeur habituelle? Quoi qu'il en soit, ayant toujours eu une grande admiration pour Jean-Paul Dubé j'acceptai avec plaisir son invitation, désireux de le rencontrer dans l'intimité de son eau, ou plutôt de ses eaux... si l'on y ajoute le gin!

     Sur le chemin menant à la première fosse de son parcours, la fosse «Elizabeth», je lui fis part de mes appréhensions concernant mon pied marin. Moi, au beau milieu de la rivière, en canot? Je tanguais un peu à cette idée. Il m'expliqua alors, non sans un brin d'humour, que sa seule crainte était que je me gâte trop au contact du canot et que, par la suite, il me serait peut-être difficile d'envisager une autre façon de pratiquer mon loisir préféré. Il va s'en dire que, de sa part, une telle observation eut l'effet immédiat de désamorcer ma perplexité, qui laissa sa place à une certaine détente mêlée de curiosité.

L'arrivée... plus une anecdote.

     En arrivant au lieu d'embarquement, je fus impressionné par la largeur de la rivière: rien de comparable, ou presque, avec celle des York, Dartmouth ou Saint-Jean! Évidemment, dans de telles conditions, l'utilisation du canot allait de soi, du moins pour la plupart des fosses, pensai-je aussitôt. Je pris donc place dans le vieux «Chestnut» qui, dès le départ, se vit manier d'une main de maître.

     A ce chapitre, afin de bien montrer le savoir-faire de Jean-Paul, il me revient d'ailleurs en mémoire une anecdote. Nous venions tout juste de regagner la fosse «Billingsley», quelque peu en aval, lorsqu'un canot passa afin de remonter plus loin en amont. Les occupants de ce dernier, à mon grand étonnement, s'y reprirent à cinq fois avant de réussir à franchir la tête des rapides, à l'endroit même où, une heure plus tôt, nous étions passés sans le moindre problème au premier essai. Il en fut d'ailleurs ainsi durant tout mon séjour.

Premiers lancers.

     Le canot, pour commencer, s'immobilisa tout en douceur sur la fosse «Elizabeth», à l'endroit le plus approprié. Voyant que je demeurais assis, Jean-Paul me demanda ce que je comptais faire de ma journée. Étais-je là pour pêcher? Bien sûr, je dus me résoudre à me lever mais, croyez-moi, ce ne fut que dans un certain embarras, pour ne pas dire dans un embarras certain. Je me sentais complètement dépaysé. Imaginez un peu: moi, un pêcheur à gué, debout, au milieu de la rivière et, comme si ce n'était pas assez, je devais pêcher!
     Les premiers lancers ne furent pas convaincants, c'est le moins qu'on puisse dire. J'avais l'air d'un parfait néophyte et Jean-Paul, avec humour, s'informa même de mon expérience dans le domaine halieutique. Les lancers suivants ne furent eux non plus pas très convaincants, pour ne rien vous cacher. C'était plus fort que moi.je ne pensais qu'à ça: moi, debout, au milieu, essayant de...J'étais vraiment hors de mon élément naturel. Jean-Paul, comprenant parfaitement la situation, finit par solliciter ma présence sur le banc. Me tendant un gin, qui me fit le plus grand bien, ai-je besoin de le préciser, il me dit de me concentrer sur l'objectif visé et d'oublier le canot.

Un gin plus tard...

     Je ne sais trop si c'est le conseil ou l'effet du gin mais, quoi qu'il en soit, la concentration finit par donner quelques signes encourageants, si bien qu'au bout d'un certain temps, je fus capable d'effectuer des lancers assez précis pour mériter, peut-être, une réaction de la part du saumon. Chose encore plus étonnante, mes lancers me semblaient gagner en distance et j'en fis la remarque à Jean-Paul. Celui-ci conclu a instantanément: «Tu viens de passer d'un homme de trois pieds à un homme de neuf pieds, c'est la raison!» Quelle conclusion remarquable!

Pêche à Gué Vs Pêche en Canot
Sur l'eau, éloigner de la rive, le pêcheur en canot voit sa taille augmenter de six pieds par rapport à celui qui pêche à gué.
     Souvent, le pêcheur à gué doit s'avancer dans l'eau jusqu'à la ceinture afin de rejoindre certains points stratégiques, ce qui le rapetisse de trois pieds par rapport à sa taille normale. Étant sur l'eau, le pêcheur en canot récupère quant à lui ces trois pieds et grandit d'autant. Dans mon cas, cela fait neuf pieds. Quelle est la distance supplémentaire que j'ai pu ajouter à mon lancer? Au moins une vingtaine de pieds... Toute une découverte pour moi, je vous jure!

     Le pêcheur à gué, en plus de ne pouvoir atteindre la même distance, doit aussi souvent composer avec les pierres et les arbres derrière lui. Chaque été, il arrive ainsi que certains ressemblent bien plus à des bûcherons, ou encore à des prospecteurs miniers, qu'à des saumoniers. En canot, tous ces obstacles sont évités, permettant ainsi une concentration accrue.

     Autre avantage inestimable: le canot offre au pêcheur un accès au moindre petit coin susceptible de contenir du saumon. A la pêche à gué, combien de fois avons-nous la petite déception de ne pas avoir pu prospecté convenablement tel coin de la fosse en raison de son éloignement par rapport à notre position limite? Des dizaines de fois...

     Et que dire maintenant du confort? Avoir, en tout temps et à portée de main, son équipement, ses victuailles et, bien sûr, quelques rafraîchissements de bon aloi ne représente-il pas également une commodité extraordinaire? A gué, combien de fois devons-nous nous retirer de la fosse pour une raison ou pour une autre? Des dizaines de fois...

En conclusion

     Il est évident que la pêche en canot représente le summum du raffinement sur le plan technique et au niveau du confort et qu'elle n'est en rien comparable à celle qui se pratique à gué où le «labeur» exige davantage. Il va sans dire qu'idéalement, je ne pratiquerais que la pêche en canot. Mais l'appel captivant des rivières York, Dartmouth et Saint-Jean sait en contrepartie me procurer de très agréables moments, si bien que le contentement ultime réside finalement dans la pratique de ces deux formes de pêche, même si l'attrait irrésistible de l'une fait parfois que l'on se surprend à accrocher une de nos mouches dans un arbre!

NOTE : Pour ceux qui pourraient être portés à se demander comment il se fait que le niveau d'eau de la rivière Bonaventure connaît des fluctuations assez marquées, j'ai peut-être une réponse à fournir. C'est que, voyez-vous, les jours où Jean-Paul se retrouve sur son eau, il «l'écope» pour diluer son autre «eau»...

référence

» Par Denis Saint-Yves
» Photos Stéphane Porlier
» Salmo Salar #22, Autome, Novembre 1990.
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