Saumons Gobeurs de Mouches... par Gérard Bilodeau

     Il est reconnu que le saumon Atlantique ne se nourrit pas en eau douce. Or, plusieurs témoins ont vu des saumons gober des insectes adultes sur la rivière Miramichi, au Nouveau-Brunswick. Serait-ce un phénomène nouveau? Gérard Bilodeau pose la question.

Saumons gobeurs de mouches...
     Debout sur le bord de la rivière Little Southwest Miramichi, au Nouveau-Brunswick, Gilles Aubert, André Boucher et moi sommes en train de préparer fébrilement notre équipement de pêche. Partis de Québec en début de matinée, nous venons de passer six heures à rouler en automobile et nous brûlons d'envie de mouiller nos mouches.

     Tout en nous préparant, nous interrogeons notre guide Gerry Donovan, à l'emploi de l'Auberge Miramichi (ou Miramichi Inn), sur les conditions de pêche, le taux de succès des groupes précédents, etc. Lorsque nous lui demandons de nous conseiller sur le choix des mouches, il nous révèle que, depuis quelques jours, les saumons s'intéressent surtout à des éphémères en éclosion. Inutile de dire que cette remarque nous surprend; d'ailleurs, nous n'y accordons pas tellement de crédibilité, malgré l'apparente sincérité des propos de ce vieux guide.

LES SCEPTIQUES CONFONDUS...

     On n'aurait pu imaginer meilleure ambiance pour pêcher le saumon en ce début de soirée de la fin de septembre: la température est douce et le vent, absent. Et comme si la nature tentait de nous émerveiller davantage, le soleil baissant accentue les couleurs des feuilles encore accrochées aux arbres.

     Après deux heures d'efforts, nous n'avons pas encore réussi à intéresser Salar. Ce n'est pas faute de saumons, bien au contraire: ils marsouinent partout dans la fosse. Parfois, il y en a tellement qui sautent en même temps que la surface de l'eau semble en pleine ébullition!

     André Boucher et moi avons traversé la rivière, tandis que Gilles Aubert a préféré s'en abstenir. Tout à coup, un pêcheur américain, qui se tient en aval de Gilles, pique un madeleineau. Quelques minutes plus tard, il échoue sa prise sur la berge.

     Évidemment, la curiosité nous pousse à lui demander avec quelle mouche il a réussi à leurrer Salar. Tout bonnement, il nous répond que le saumon a saisi une sèche imitant un éphémère en éclosion. Incrédules, Boucher et moi continuons à pêcher. «Pour qui se prend-il, cet Américain?» pensons-nous. Nous avions bien remarqué que plusieurs éphémères adultes dérivaient dans le courant, mais de là à imaginer qu'une artificielle imitant ces insectes ferait mordre un saumon, jamais! C'est alors que les paroles de notre guide me reviennent soudainement à l'esprit...

Une autre prise

     Les règlements de pêche du Nouveau-Brunswick autorisent un saumonier à capturer et à gracier jusqu'à quatre saumons par jour. Après avoir rangé sa prise, notre pêcheur américain s'empresse donc de reprendre position dans la fosse. Cette fois-ci, je l'observe attentivement. Plusieurs saumons marsouinent devant lui de façon régulière: de toute évidence, le saumonier les a remarqués, car il exécute quelques lancers au-dessus de l'eau comme s'il cherchait à atteindre un point bien précis. Sa mouche sèche tombe doucement sur l'élément aqueux et dérive... sans résultat. Au moment où il retire sa sèche, le pêcheur remarque un saumon qui vient tout juste de créer discrètement un cercle dans le film de l'eau un peu en amont de lui. à environ une trentaine de pieds (une dizaine de mètres). D'un mouvement précis, il dépose délicatement sa sèche à quelques pieds en avant de la position présumée du saumon. L'artificielle dérive librement, sans froisser l'eau. Tout à coup, un rond de gobage apparaît sous la sèche; une seconde plus tard, le saumonier ferre.

     «Utilisez-vous la même mouche que tout à l'heure?», que je lance à l'Américain. Ce dernier hoche la tête de haut en bas. Aussi incroyable que cela puisse paraître, un deuxième madeleineau vient de mordre à une mouche imitant des éphémères en éclosion. Donovan avait bien raison...

     Une fois le saumon occis, le pêcheur se met en frais de l'éviscérer. A notre grand étonnement, il nous révèle que l'oesophage du saumon contient trois éphémères adultes...

     La soirée se termine sans que nous réussissions à piquer un saumon. Seuls quelques-uns ont daigné lever, mais seulement pour venir voir de plus près nos mouches sèches en lesquelles nous n'avions, subitement, plus aucune confiance.

Et ça continue

     Aucun de nous trois n'avait emporté avec lui ses boîtes de mouches à truites. Après le souper, nous nous empressons donc de fabriquer des mouches sèches dont la grosseur et la couleur correspondent le mieux aux spécimens que j'avais recueillis plus tôt dans la soirée.

     Le lendemain, le temps est gris, mais le vent demeure calme et la température oscille autour de 15 °C. Tôt en après-midi, des éphémères fraîchement éclos font leur apparition: les saumons ne mettent pas de temps à se manifester.

     Au début, j'ai nettement l'impression que les poissons gobeurs sont de grosses truites qui se gavent, du moins se comportent-ils comme tels. Ces poissons occupent des positions leur permettant de saisir facilement les insectes au passage; ils se tiennent dans des secteurs de courant modéré ou faible, là où les éphémères sont entraînés malgré eux. Mais nos doutes se dissipent après les avoir observés de plus près et, surtout, après en avoir capturé quelques-uns à l'aide de nos mouches fabriquées la veille: ce sont bien des saumons!

     Finalement, au cours de l'avant-midi de notre troisième journée de pêche, une éclosion, moins importante celle-là, eut lieu. Et, encore cette fois-là, les saumons gobèrent des insectes adultes.

Sélectivité

     Ce qui nous a étonnés au cours de ce voyage, c'est la grande sélectivité des saumons à l'endroit des mouches que nous leur avons présentées au cours de ces trois journées de pêche. Il fallait que la mouche flotte bien, qu'elle soit de la même couleur et de la même grosseur que les insectes naturels, et qu'elle dérive sans créer de sillons sur l'eau, faute de quoi les saumons refusaient carrément de la prendre.

     Nous avons intentionnellement essayé d'autres mouches sèches de couleur et de grosseur différentes, de même que des noyées et des nymphes, mais sans succès. Parfois, le saumon s'en approchait mais, rendu à quelques centimètres, il regagnait son repaire comme s'il s'était rendu compte du subterfuge. A vrai dire, on se serait cru à une séance de pêche de la truite brune ou de la truite de mer, espèces reconnues pour leur grande sélectivité.

Phénomène nouveau?

     Rassurez-vous, le compte rendu qui précède n'est pas un rêve, et encore moins le fruit de l'imagination d'un pêcheur en quête de sensationnalisme. Chaque pêcheur de notre groupe est témoin des observations des deux autres. Pour ma part, je suis rassuré que Gilles Aubert et André Boucher aient vu les mêmes choses que moi, cela confère une crédibilité à mes remarques (écrites et verbales) en raison de l'expérience reconnue de ces deux bonshommes.

     La majorité des saumoniers s'entendent pour dire que le saumon atlantique anadrome ne se nourrit pas une fois qu'il s'est définitivement engagé en eau douce pour aller frayer, théorie corroborée par des écrits traitant de la pêche sportive et datant de près de cent ans ainsi que par les scientifiques qui s'intéressent particulièrement à Salmo Salar. D'après de nombreux textes rédigés par des saumoniers d'expérience et des biologistes, il semble que des traces de nourriture aient très rarement été constatées dans des estomacs de saumons.

     Toutefois, des pêcheurs ont émis l'hypothèse que, parfois, le saumon saisit des insectes à l'état de larves ou d'adultes, les garde dans sa bouche pour en extraire le jus et les rejette par la suite. Le fait que ces pêcheurs aient déjà remarqué un liquide brunâtre, parfois jaunâtre, dans l'estomac de saumons vient confirmer, selon eux, leur hypothèse.

     Il convient ici de préciser que, après avoir passé l'hiver en rivière, les saumons de printemps, ou saumons noirs, qui dévalent vers la mer à partir du mois d'avril se nourrissent en eau douce. Ceux qui ont eu l'occasion de les pêcher au Nouveau-Brunswick savent que les saumons se gavent, entre autres choses, d'éperlans qui remontent la rivière par dizaine de milliers pour frayer.

     Toutefois, au début des années 1980, les biologistes Gaétan Hayeur, Gilles Shooner, Jean A. Robitaille et Yvon Côté ont révélé l'existence de saumons atypiques dans le bassin hydrographique du fleuve Koksoak. Ces saumons se distinguent des saumons typiques (ou anadromes) par leur cycle de vie qui diffère sur un point: au lieu d'aller s'engraisser en mer après avoir dévalé la rivière comme le font les saumons typiques, ils demeurent et grandissent dans les eaux saumâtres de l'estuaire. Les auteurs de cette recherche ont créé l'appellation «saumon estuarien» pour désigner ces saumons au comportement différent.

     Jusqu'ici, c'est la seule exception officiellement rapportée par des scientifiques faisant état de saumons se nourrissant systématiquement dans un but de croître et de survivre dans un milieu autre que la mer.

D'autres constatations

     Ce phénomène de «saumons gobeurs de mouches» n'est pas exclusif à la Little Southwest. En effet, Edwin Simms, copropriétaire du Miramichi Lodge, une autre pourvoirie située sur une autre branche de la Miramichi, et son chef guide Jim McDonald m'ont révélé avoir observé des saumons gobeurs de mouches sur la rivière Caine et Renous, en septembre et en octobre.

     Par ailleurs, d'autres saumoniers ont décrit ou rapporté de vive voix des situations où, à l'occasion, des saumons anadromes se nourrissent en eau douce ou. à tout le moins, montrent un intérêt pour une forme de nourriture quelconque.

     Raymond Pelletier, de Sainte-Anne-des-Monts en Gaspésie, pêcheur de saumon et guide sur la rivière Sainte-Anne depuis près de cinquante ans, me soulignait l'été dernier avoir remarqué à quelques reprises au cours de sa «carrière» que des saumons devenaient subitement très actifs lors d'une éclosion d'éphémères. Toutefois, de l'avis de Raymond, les saumons semblaient porter un intérêt particulier aux nymphes qui s'agitaient dans le film de l'eau dans le but d'expulser l'insecte ailé qu'elles contenaient, alors que les insectes adultes dérivant en surface laissaient les saumons indifférents. Raymond Pelletier me faisait cependant remarquer que c'est seulement vers la fin d'août et parfois en septembre qu'il a observé ce phénomène.

     Edward R. Hewitt, un auteur anglais du début du siècle, a pratiqué intensivement la pêche de la fin des années 1800 jusqu'au milieu des années 1900. Ses écrits sur le saumon et sa pêche témoignent d'un sens de l'observation hors du commun. Dans son livre, A Trout and Salmon Fisherman for Seventy Five Years, dont la première édition date de 1922 et la dernière de 1948, Hewitt rapporte avoir observé des saumons qui sont devenus soudainement actifs dans une fosse de la rivière Ristigouche. Malgré de nombreux essais avec des sèches de grosseurs variées, lui et son fils n'ont pu faire lever un seul saumon, alors que les jours précédents, ils en avaient capturé à volonté.

     Dans son ouvrage, Hewitt rapporte qu'ayant noté une éclosion de petites mouches, il se dit qu'une éclosion était peut-être en préparation et conclut que les saumons s'intéressaient aux nymphes. Le lendemain, il attacha donc une imitation d'émergente et, à la première présentation de cette artificielle, un saumon la saisit. Jusqu'à la tombée du jour, son fils et lui ne capturèrent des saumons qu'avec cette artificielle; volontairement, ils essayèrent d'autres types de mouches, sans aucun résultat.

Interprétation

     Depuis septembre dernier, j'ai discuté avec plusieurs biologistes du phénomène des «saumons gobeurs de mouches». Ceux-ci restent convaincus que les saumons anadromes qui remontent la rivière pour frayer ne se nourrissent pas. Pourquoi alors des saumons capturent-ils des mouches naturelles à un moment donné? Serait-ce des saumons estuariens, comme Ta suggéré Gilles Aubert?

     La population de saumons de la Miramichi contiendrait-elle des sous-espèces qui auraient adopté, avec les années, des comportements différents de ceux généralement connus? En serait-il de même pour certaines rivières du Québec? D'après les observations colligées, il semble que les saumons gobeurs de mouches soient actifs seulement à partir de la mi-août; pourquoi?

     Toutes ces questions restent sans réponses pour le moment. Curieusement, la plupart des biologistes à qui j'ai relaté l'expérience vécue sur la Little Southwest n'étaient pas au courant de ce phénomène. Voilà donc un sujet de recherche qui mériterait sûrement d'être exploité.

     Selon les nombreux pêcheurs interrogés, il ne semble pas que ce phénomène se produise régulièrement dans le temps. Ainsi, à l'invitation d'André Godin. propriétaire de l'Auberge Miramichi. Gilles Aubert. André Boucher et moi sommes retournés pêcher les saumons de la Little Southwest Miramichi en septembre 1989. A mon grand désespoir, il ne s'est rien passé durant notre séjour, et André Godin m'a confirmé que ce phénomène ne s'était pas non plus manifesté durant toute la dernière partie de la saison et ce, malgré des conditions parfois idéales.

Une bonne leçon

     En attendant que les scientifiques jettent un peu de lumière sur ce sujet, les saumoniers doivent rester aux aguets de manière à signaler toute situation où des «saumons gobeurs de mouches» se manifesteraient. Ensuite, il serait sage d'apporter avec soi un bon assortiment de mouches à truites, notamment si l'excursion de pêche se tient en fin de saison, c'est-à-dire de la mi-août jusqu'au 15 octobre (pour ceux qui pèchent le saumon d'automne au Nouveau-Brunswick).

     Au-delà des intérêts, bien légitimes d'ailleurs, des saumoniers et des scientifiques face à ce phénomène, l'homme (en tant qu'espèce) ne peut qu'en tirer une bonne leçon d'humilité. Encore une fois, il a la preuve qu'il ne doit rien prendre pour acquis et que, en dépit des moyens technologiques considérables dont il dispose, la recèle encore bien des secrets.

Références

» Texte & Photo: Gérard Bilodeau (1991).
» Magazine Sentier Chasse & Pêche (Annuel de Pêche).

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