Saumons Noirs de la Restigouche par Gilles Aubert

     Débout dans le canot, je propulse la soie en diagonale. Dès que le streamer touche l'eau, je déporte la soie vers l'amont afin qu'il dérive librement avec le courant. Tout au long de la descente de la mouche, je fais plusieurs autres amendements de la soie et, à la fin de sa course, au lieu de procéder à un autre lancer, je dévide le moulinet de la soie encore emmagasinée et aussi de plusieurs mètres de la ligne de réserve. Dès que la soie et la ligne de réserve sont en pleine extension, j'embobine tranquillement.

Saumons Noirs de la Restigouche
     Quelques tours de manivelle et je sens un léger frémissement sur la ligne. Instinctivement, je relève la canne en position verticale. À cet instant, le poisson, sentant qu'un lien le retient, s'engage dans une course folle vers l'aval. J'augmente alors la tension du moulinet... la canne s'arque, mais il refuse de s'arrêter. Impuissant, je regarde la ligne du moulinet se dévider...

     Voyant qu'il ne me reste que quelques mètres de ligne de réserve emmagasinés dans le moulinet, j'augmente la tension, au risque de tout casser. Changement de cap : le poisson repart de plus belle vers l'amont. Je ne suffis pas à embobiner la ligne de réserve et la soie libérées lors de la première cavale. La torpille se sauve à toute allure vers le haut de la fosse. Le guide qui avait prévu la manœuvre démarre le moteur, dirige le canot vers l'amont et l'approche de la berge.

     Enfin, après plusieurs autres courses, sans compter les sauts hors de l'eau, le poisson s'épuise quelque peu. Je l'entraîne donc en eau plus calme, et le guide le cueille par la queue. Je lui enlève délicatement la mouche de la gueule et le remets vivant à l'eau. Après un combat de plus de 30 minutes, je venais de gracier un saumon noir de plus de 11 kg (25 Ib) dans la célèbre rivière Restigouche.

Une pêche spéciale

     Vous savez sûrement que le saumon atlantique est un poisson anadrome : il vit en mer mais revient frayer en eau douce. Après la fraye d'automne, la plupart des individus passent l'hiver en rivière et, lors de la crue printanière, ils redescendent vers l'océan. Amaigris, ne se nourrissant en eau douce que lors de la dévalaison, on les appelle saumons noirs, leur robe étant plutôt foncée.

     Même si leur livrée n'est certes pas aussi argentée que celle des saumons qui viennent d'arriver de la mer, la robe s'y apparente. Sont-ils combatifs? Très puissants, ils ont toujours cette vitesse de nage exceptionnelle qui caractérise les saumons qui viennent d'arriver de la mer. D'ailleurs, tout comme les saumons frais, plusieurs exécutent des sauts hors de l'eau lors du combat.

     Située à quelque cinq heures de la ville de Québec, la Restigouche est une majestueuse rivière, large et imposante, qui coule dans le nord du Nouveau-Brunswick et se jette dans la baie des Chaleurs. Campée dans un décor somptueux, elle comprend quatre tributaires de grande importance : la Matapédia, la Patapédia, la Kedgwick et la Upsalquitch.

     Le nom de Restigouche vient des Micmacs et signifie «rivière qui se divise comme la main». Considérée comme l'une des plus réputées au monde pour la pêche du saumon, elle fait partie des rivières du Nouveau-Brunswick même si les quelque 112 kilomètres (70 mi) à partir de son embouchure délimitent la frontière avec la Belle Province. Chaque année, plusieurs milliers de saumons de grande taille y viennent frayer et des spécimens de plus de 18 kg (40 lb) y sont souvent récoltés. Il y a quelques années, un saumonier de la Nouvelle-Écosse a capturé un spécimen de plus de 32 kg (70 lb).

     Cependant, il n'est pas facile d'avoir accès à la Restigouche durant la saison régulière de pêche puisque la plupart des fosses sont de tenure privée. Seules quelques-unes sont accessibles, mais uniquement à des résidents de la province. Toutefois, il est possible de contourner cette contrainte... à une seule période de l'année. En effet, en mai, les propriétaires des fosses privées, à partir du Million Dollar Pool (confluent de la Patapédia) jusqu'à l'embouchure de la rivière, y accordent gratuitement le droit de pêche.

Réglementation particulière

     Au Nouveau-Brunswick, on peut pêcher le saumon atlantique durant près de six mois dans la plupart des rivières à saumon reconnues. C'est d'ailleurs la seule province où la pêche du saumon noir, appelé aussi saumon de printemps ou de dévalaison, est autorisée. La pêche est gérée bassin par bassin et, tout dépendant des cours d'eau, les ouvertures peuvent s'échelonner entre le 15 avril et le 1er juin.
 
     En 1997 dans la Restigouche, à partir du confluent de la rivière Patapédia (Million Dollar Pool) jusqu'à l'embouchure, la pêche du saumon noir ne commençait officiellement que le 15 mai pour se terminer le 1er juin. Toutefois, durant les quinze premiers jours de mai, la pêche de la truite de mer étant ouverte dans cette rivière, les adeptes pouvaient à la rigueur effectuer des captures «accidentelles» de saumons. C'était une pratique courante des pêcheurs locaux, tolérée depuis belle lurette par les agents de conservation de la faune. La pêche du saumon n'étant pas officiellement ouverte avant la mi-mai, il n'y avait donc aucune limite «légale» au nombre de saumons que vous pouviez prendre. Et les pêcheurs utilisaient soit la canne à mouche, soit le lancer léger. Évidemment tous les saumons devaient être graciés, c'est-à-dire relâchés vivants après la capture.

     Toujours en 1997, à compter du 16 mai, les saumoniers pouvaient prendre et remettre à l'eau jusqu'à quatre saumons par jour, à condition qu'ils n'aient pas récolté la limite quotidienne de prises de deux madeleineaux (castillons ou grilses de moins de 63 cm [25 po]) qu'ils pouvaient garder. Dès que le saumonier avait capturé deux madeleineaux, il devait cesser de pêcher le saumon pour la journée.

     Changement de cap en 1998 : il sera maintenant permis de pêcher le saumon noir à la mouche seulement dès le 1er mai, et ce à partir du ; confluent de la Patapédia jusqu'à l'embouchure. Ce devancement de l'ouverture officielle m'a été confirmé par les autorités responsables de la gestion du saumon du veau-Brunswick.

Technique et équipement

     Si vous n'avez jamais péché le saumon et même si vous n'avez jamais péché à la mouche, vous obtiendrez sûrement du succès à la pêche du saumon noir. En redescendant vers l'océan, les saumons se nourrissent d'éperlans et c'est d'ailleurs ce qui les incite à attaquer les leurres bien présentés. Toutefois, si vous favorisez les techniques usuelles de la pêche du saumon atlantique, vous n'aurez que peu de succès.

     Équipez-vous d'une canne assez puissante pour lancer une soie calante n° 8,9 ou 10, ou une soie possédant un bout calant sur les 20 ou 30 derniers pieds. À mon avis, les saumons se tenant près du lit de la rivière et l'eau y étant teintée chocolat au lait à cette période de l'année, il est souhaitable d'avoir une soie entièrement calante. De plus, le moulinet doit être muni d'un excellent système de freinage et d'un tambour assez ample pouvant contenir toute la soie et environ 150 verges de ligne de réserve. Quant à votre bas de ligne, il devrait être assez court, moins de 2 m (environ 5 à 6 pi) avec un bout fin d'une résistance de 15 ou 20 lb. Attachez-y un streamer très coloré monté sur un hameçon n° 2/0.

     Lancez la mouche en diagonale vers l'amont et procédez à des amendements (c'est-à-dire reportez continuellement la soie vers l'amont) durant la descente de la mouche dans le courant. Si, lors de la dérive de la mouche, vous vous rendez compte qu'elle touche le lit de la rivière, relevez la canne pour qu'elle continue librement sa course. À la fin de la dérive, alors que la soie se trouve allongée directement vers l'aval, dévidez le reste de la soie contenue dans le moulinet et plusieurs mètres de ligne de réserve. Par la suite, vous effectuez une récupération de cette ligne de réserve et de la soie, tout comme si vous péchiez avec un lancer léger. À propos, à cette période de l'année les saumoniers ne pèchent pas à pied dans l'eau mais plutôt en canot et quelquefois sur la berge.

     Par ailleurs, il faut choisir la bonne mouche. Rappelez-vous que les saumons de dévalaison préfèrent les grosses mouches qui ont de l'éclat. Les pêcheurs expérimentés utilisent donc des streamers montés avec des matériaux fluorescents et des lamés argentés. Les résidents du Nouveau-Brunswick attachent surtout à leur bas de ligne des Blue Smelt, Gray Ghost, Magog Smelt et Mickey Finn. Pour ma part, j'ai eu beaucoup de succès avec la Musko, une mouche inventée par Camille Gignac de Hope Town en Gaspésie (parure ci-bas).

Succès de pêche

     À moins de caprices de Dame nature, le succès de pêche est presque garanti. De fait, compte tenu du nombre de saumons dans la rivière, la pêche y est exceptionnelle. Et on peut y récolter des saumons noirs à toute heure journée. Combien de saumons avons-nous récoltés et remis vivants à l'eau durant mon séjour? Je ne peux vous donner le nombre exact, mais nous n’attendions souvent pas plus de quinze minutes avant d'en leurrer un. Et plusieurs poissons avaient un poids supérieur à 9kg (20 lb). Croyez-le ou non, davantage à la recherche de truites de mer, des pêcheurs résidents rencontrés sur la rivière étaient frustrés de n'attraper que des saumons!

     En effet, la Restigouche est aussi une rivière dans laquelle remontent annuellement beaucoup d'ombles de fontaine anadromes appelés aussi truites de mer. Celles-ci sont habituellement au rendez-vous et des spécimens de 38 cm (15 po) et plus sont monnaie courante. À cette période, on les pêche à la mouche, car il y a des émergences d'insectes; cependant, les résidents utilisent surtout une cuillère avec un ver bien vivant. Louis Poirier et son compagnon Pierre Lévesque se servaient de cuillères de 2,1/2 et 3,1/2 po de longueur, les Crocodile, Glow Worn et Gator Spoon étant leurs favorites. Par contre, ils étaient souvent aux prises avec un saumon atlantique.

Une expérience inoubliable

     Invités par Louis Poirier, un guide d'Atholville (localité située non loin de Campbelton au Nouveau-Brunswick), ma femme et moi étions loin de penser vivre une telle expérience. Durant deux jours, nous avons péché dans les fosses de cette rivière réputée mondialement. Bien plus, durant une journée, nous étions les seules personnes à pêcher dans la fosse Million Dollar Pool qui suscite la convoitise de tous les saumoniers. Pourquoi l'a-t-on appelée ainsi? C'est une fosse de rétention où plusieurs centaines de saumons sont souvent présents, et on raconte que les propriétaires auraient déjà refusé plus d'un million de dollars pour en céder les droits de pêche.

     Les routes d'accès à la rivière étant peu nombreuses, vous circulez en canot. Lors de la dernière journée, nous avons descendu la rivière sur une distance de près de 110 km (environ 70 mi), un trajet qui vaut à lui seul le déplacement. Imaginez-vous, en pleine sauvagerie, sur une rivière enchâssée dans de hautes montagnes, et ce assis confortablement dans un canot de cèdre de 26 pi (plus de 8 m)! Vos pensées deviennent perturbées par la magnificence du paysage qui vous entoure. La Restigouche se navigue bien et on y dénote très peu de rapides car, de sa source à l'embouchure, il n'y a qu'une dénivellation de 188 m (600 pi).

Réservation et coût

     Le coût du permis de pêche du saumon atlantique et de la truite pour les non-résidents était de 28,75 $ pour trois jours consécutifs l'an dernier. Au Nouveau-Brunswick et dans toutes les autres provinces maritimes, il est obligatoire pour les non-résidents de recourir aux services d'un guide accrédité de la province. Je vous suggère de contacter le plus rapidement possible le guide local Louis Poirier. On peut le rejoindre à l'adresse suivante : 225 rue St-Louis, Atholville, Nouveau-Brunswick E3N 4C2; tél : (506) 789-0009. Au fil des ans, ce guide a appris à connaître les repaires des saumons et des truites de mer dans les eaux vives. Toutefois, la saison de pêche étant très courte et n'ayant que trois canots à sa disposition, il lui sera difficile de répondre à toutes les demandes. Même si les canots sont très longs, il ne peut accepter que deux pêcheurs par embarcation.

     Quant au tarif demandé, il est plus que raisonnable, soit 100 $ par jour (plan européen), à condition que vous soyez deux pêcheurs. Pour ce montant, on vous mène d'Atholville jusqu'au confluent de la Kedgwick, une dizaine de kilomètres en amont de la fosse Million Dollar Pool. Durant la descente en canot, vous demeurez dans un camp qui sert habituellement de refuge pour les pêcheurs locaux durant l'été.

Parure de la Musko

Hameçon : Mustad n° 2/0.
Fil : Vert fluorescent.
Ferret : Fil de montage vert fluorescent.
Corps : Tube mylar argent.
Ailes : Poils d'une queue de chevreuil teinte mauve.
Gorge : Poils blancs d'une queue de chevreuil.
Crête : Fibres d'une queue de paon.
Épaules : Plumes de faisan argenté.
Joues : Plumes d'un coq de Sonnerat ou un substitut synthétique.
Tête : Fil vert fluorescent.
    Évidemment, il n'y a pas toutes les commodités d'un chalet bien équipé mais, pour la vie en pleine sauvagerie, c'est plus qu'acceptable (réchaud et lanterne au propane, toilette extérieure, pas de douche). Pour un léger supplément, Poirier peut aussi fournir la nourriture. Vous n'avez donc que votre sac de couchage, effets personnels et équipement de pêche à apporter. Au début de mai, il y a souvent encore de la neige au sol, alors apportez des vêtements très chauds.

Conclusion

     En plus de nous permettre d'oublier nos soucis, d'oxygéner nos poumons et de décompresser, toute véritable expédition de pêche devrait avoir une couleur particulière.

     Réflexion faite, c'est exactement ce que j'ai ressenti lors de ces quelques journées passées sur la Restigouche le printemps dernier. Une expérience à vivre pour ceux qui rêvent d'une pêche de qualité hors du commun, dans un décor grandiose et sur une rivière considérée comme l'une des plus prestigieuses pour la pêche du saumon atlantique.

Références

» Texte & Photo: Gilles Aubert (Mars 1998).
» Magazine Sentier Chasse & Pêche.

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