Un Petit rien peut Faire la Différence

     Le pêcheur réagit spontanément pour la cinquième fois. C'était instinctif et le malheureux n'y pouvait rien lorsqu'il vit la Brown Bomber glisser inoffensivement hors de la gueule tordue d'un magnifique saumon mâle aux flancs argentés. Il étouffa son dépit et entreprit de faire lentement la centaine de pas le séparant de la berge. Arrivé à destination, il déposa son attirail sur le gravier et se mit à le piétiner follement. La moucheuse se brisa vite sous les talons de l'homme en colère. Le moulinet, plus robuste, tint le coup un petit moment, mais ne put résister longtemps aux coups de pierre qui s'abattaient sur lui.

     Réalisant qu'il avait sauvagement "assassiné" son équipement, notre pêcheur humilié ramassa les pièces à conviction et les jeta dans la fosse qui avait été le théâtre de cette tragédie.

     Il a depuis appris qu'à la sèche le pêcheur doit donner suffisamment de temps au saumon de gober l'artificielle et d'entreprendre sa descente avant de le ferrer.

     Ce soir-là, solidement ancrés dans le hall de l'Hôtel Métropole, à Saint-René-de-Matane, Charley, Georges et Stan discutaient des événements de la journée, tout en prédisant les techniques ou principes auxquels ils adhéreraient le lendemain. J'ai appris beaucoup d'eux, mais je me suis rendu compte que je n'aurais pas assez d'une semaine de pêche pour mettre à l'essai toutes les théories qu'on venait de formuler devant moi. Il n'en demeure pas moins qu'elles sont toutes bonnes, mais je ne peux en toute sincérité que vous en faire connaître quelques-unes.

ERREURS À ÉVITER

     Plusieurs pêcheurs de truites sont aussi friands de la pêche au saumon, même si elles sont diamétralement opposées. D'une part, le saumon, contrairement à la truite, ne craint pas la présence de l'homme barbotant à proximité, et d'autre part il n'est pas non plus gêné par le bas de ligne.

     Autre aspect important: la présentation de la mouche. Elle n'a pas non plus besoin d'atteindre la perfection pour faire réagir positivement un saumon, tandis que chez la truite la quasi-totalité du succès en dépend. À mon avis, les pêcheurs attachent, plus que le saumon, de l'importance à la couleur, à la longueur et au diamètre des bas de lignes. Il faut cependant porter attention au fuseau du bas de ligne (queue de rat) car il a un rôle à jouer en facilitant la flottaison ou la descente naturelle de l'artificielle.

INFLUENCE DE LA TEMPÉRATURE

     Quand l'eau est plus froide que l’air environnant ou que sa température est inférieure à 1°C (5° F), les mouches noyées sont à utiliser. Si l'eau est basse, claire et enregistre plus de 10°C au thermomètre, les sèches devraient être à l'honneur. Cependant, n'allez pas croire que le saumon est d'accord avec tout ce que l'homme préconise et je vous rappelle que ces principes sont posés sous toute réserve, sachant que j'ai moi-même capturé deux saumons à la mouche noyée quand l'eau marquait 19°C.

TECHNIQUES DE LA MOUCHE NOYÉE

     Il est particulièrement avantageux de pêcher avec une mouche noyée, c'est- à-dire pas trop fournie. Elle a le double avantage de bien caler et de rester près de la surface, tandis que la touffue est portée à flotter. Avec la mouche noyée, il n'est pas nécessaire de pêcher en profondeur lorsque l'eau n'est pas trouble; par conséquent, une soie flottante vous permettra de bien faire dériver une mouche noyée sobre près de la surface, à l'instar des grands de cette discipline.

     La plupart des moucheurs se servent de la mouche noyée pour pêcher en aval, mais si cette méthode ne donne pas les résultats escomptés, tentez la suivante en dernier ressort: lancez votre  artltlcielle en amont du gîte du saumon et récupérez votre soie à grands coups pour lui imprimer une plus grande vitesse. Vous pouvez égaIement accroître la vitesse de descente d'une mouche en corrigeant le déplacement de la soie de façon à la placer dans le fort du courant. Lorsque vous employez cette méthode, utilisez un bas de ligne long, car l'ombre que la soie projettera en passant au-dessus du saumon pourrait le distraire et le porter à ignorer la mouche qui suit.

PÊCHE À LA SÈCHE

     Plusieurs d'entre nous adhérons au principe suivant: "Une mouche aux couleurs pâles pour pêcher quand il fait soleil, et une aux couleurs foncées quand il fait sombre." Vous savez, cette théorie n'est pas bête du tout, mais ne l'érigez pas en loi. Pêcher à la mouche sèche demeure un jeu dans le cas du saumon, et le soir une mouche foncée devient un problème. À cette occasion notre pêcheur choisira une sèche blanche ou jaune qu'il pourra facilement suivre des yeux.

     Avec la sèche, toutes les techniques ont leur place et le moucheur qui se creuse les méninges un peu se verra récompense, comme celui qui, dans le cas où il réussit à localiser un saumon, par l'emploi d'une grosse sèche no 2 ou 4, telle la Wiskers, change immédiatement pour une semblable sur hameçon no 8 ou 10. Si la descente naturelle n'attire que des baîllements occasionnels de la part des poissons, il pêchera de façon à permettre à l'artificielle de patiner sur l'eau en décrivant un "V".

LES STREAMERS

     Quand une fosse a été visitée par plusieurs pêcheurs ayant employé toute la gamme des sèches ou noyées conventionnelles sans succès, tentez votre chance avec une streamer.Il arrive que la streamer ou "bucktail" donne des résultats inattendus dans ce cas. Elle est particulièrement bonne au printemps et à l'automne lorsque l'eau de [a rivière est à moins de 10°C ou lorsque l'eau monte et se trouble à cause des pluies.

     À ma dernière visite à la rivière Matane, je taquinais trois saumons dans le "Le Breux!'. Soudainement l'eau devint de couleur café crème. Le néophyte à mes côtés était découragé par ce phénomène. Inutile de vous dire que je n'en étais pas heureux non plus. Je lui fis pourtant remarquer que sa soie calante avait un avantage dans ces conditions et lui suggérai de pêcher plus en profondeur, avec la plus grosse mouche en sa possession. Il monta aussitôt une Mickey Finn 4/0 sur son bas de ligne et n'eut le temps d'exécuter qu'un lancer. Un saumon d'une dizaine de livres avait attaqué cette grosse "bucktail" dans une eau boueuse où nos yeux ne pouvaient plus rien voir à plus de quelques centimètres bras de profondeur.

LA JOHN SPECIAL

     Dans une fosse renommée de la rivière Matane, douze pêcheurs s'affairaient à présenter des noyées, des sèches et des whiskers aux arrogants saumons qui se reposaient au pied d'une oreille de charrue, au galet, dans le rapide et à la grosse roche.

     C'était un spectacle admirable ne pouvant qu'émouvoir les spectateurs sur la berge. Douze gars qui fouettent sans relâche depuis au-delà de trois heures sans récompense, c'est vraiment émouvant. Futiles semblaient nos efforts, mais René Pétrin fit son entrée. On échangea quelques mots et je l'invitai à prendre place dans les rangs de la rotation en vigueur sur les fosses de cette rivière. Il moucha une quinzaine de fois, tout en pratiquant la descente prescrite et s'arrêta de biais avec le rapide. Il me tourna le dos, changea de mouche et se mit à prononcer des incantations qui me semblèrent plutôt étranges. Je n'y compris rien, mais à son premier lancer, un saumon furieux jaillit hors de l'eau avec, harponnée à sa gencive, une espèce de bibite aux ailes jaunes et à la tête verte.

     Cette artificielle, qu'il m'a remise après que je lui eusse un peu tordu le bras, était une John Special. En un temps deux mouvements, elle traversait les airs, reliée cette fois à mon bas de ligne. Une heure plus tard, je lui remis la John, en soulignant qu'il avait eu de la veine de capturer un saumon avec un machin semblable.

    Visiblement piqué par mes propos, il répéta le rituel. Il me tourna le dos, fixa la mouche à son attirail, répéta ses incantations et reprit ses lancers. Vingt minutes plus tard je lui faisais toutes mes excuses. Il venait de capturer son deuxième saumon qui avait, comme le premier, prit la John Special à sa première présentation.

     La John Special a été très bien décrite par Jacques Fabre dans "Le secret de Ti-Jean" du Vol. 2 no 7 de QCP, et René est un de ces rares pêcheurs qui en ont découvert le secret. L'incantation y est certainement pour beaucoup, mais je persiste à croire que c'est dans la présentation et dans la façon de pêcher que réside le succès.

CHOIX DES MOUCHES

     Un jour, un amateur me disait que nous, les pêcheurs de saumon avions une qualité trop imposante d’artificielles encombrant nos boites à mouches. C’est peut-être vrai, mais il est aussi vrai que le moucheur ne se borne à monter, à acheter, à échanger ou même à donner parfois une de ses mouches; il aime encore tout autant les collectionner, les admirer, les comparer et les essayer. Afin de ne pas m'engager personnellement et être objectif dans le choix d'artificielles, je me suis référé à deux grands de cette pêche: François de B. Gourdeau et Ovila Le François.

     François de B. nous présentait neuf des meilleures mouches noyées dans le numéro d'août 74 de cette revue. Les artificielles suivantes couvrent donc la gamme primaire des mouches de cette catégorie: Black Dose, Cosseboom, Blue Icelander,. Butterfly, Red Abbey, Orange Blossom, Norge, Green Highlander et la Low Water, la Silver ou la Blue Charm. J'ai voulu également présenter les sèches et c'est à Ovila que je me suis adressé. Ce pêcheur légendaire de la rivière Matane m'a suggéré, l'an dernier, cette gamme de neuf artificielles particulièrement indiquées pour pêcher en surface: Grey Bomber, Brown Bomber, White Bomber, Whiskers White, Whiskers Brown, Lee Wulff, White Wulff, Royal Coachman Wulff et la Matane Spéciale.

     Si vous pensez être en mesure de déchiffrer l'énigme de la John Special, n'hésitez pas à l'ajouter à vos mouches conventionnelles et classiques.

VISEZ DANS L’OEIL

     Une technique éprouvée particulièrement efficace avec la mouche sèche et la présentation de l'artificielle dans un rayon bien défini du champ de vision du saumon. Une artificielle placée pile dans ce cercle déclenche une réaction chez le saumon. Je crois qu'à l'arrivée inattendue de la mouche il réagit sans penser et se précipite sur elle tout comme il le faisait quand il était tacon ou saumoneau. La confirmation de cette théorie n'est possible que si un saumon est en premier lieu localisé. On peut cependant, sans pêcher à l'aveuglette, réussir à prendre un saumon en visant la queue.

PÊCHEZ DANS LA QUEUE DE LA FOSSE

     Le saumon qui vient de remonter les rapides et qui prend place à la queue d'une fosse succombe facilement à la tentation d'une artificielle qui lui est présentée dès son arrivée. La noyée ou la sèche peut être employée à ce moment.

CHANGEMENT DE VITESSE

     Toutes les fosses sont différentes les unes des autres, et la vitesse à laquelle l'eau voyage détermine, dans ces cas, la technique à employer. Pêchez en aval quand l'eau est rapide et, quand elle est relativement lente, pêchez en travers.

     Cette technique corrobore ce que les pêcheurs répètent depuis longtemps au sujet de l'inspection de la mouche par le saumon. En procédant tel que décrit au dernier paragraphe, il est possible d'imprimer de la vitesse à la mouche, et par surcroît inciter le saumon, qui n'a pas eu le temps de l'inspecter, de se mettre à sa poursuite comme si elle tentait de lui échapper.

     Les principes, théories ou techniques traitées ici sont bonnes et éprouvées, mais le saumon ne m'a pas dit qu'il s'y conformerait cette année. C'est un poisson unique qui force le pêcheur à utiliser toutes ses ressources pour réussir à le capturer. Il est cependant incontestable que le moucheur qui sait varier ses méthodes selon les circonstances, s'engage dans la voie du succès.

Références

» Texte et photos Serge J. Vincent (1975).
» Québec Chasse & Pêche.
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