Une Combinaison Rare

     Sept heures trente. Pas une seconde à perdre.

     Il fait un temps superbe à Causapscal en ce jeudi matin, vingt-huitième jour de juillet 1994. Nous sommes un peu éméchés, résultat de neuf heures de route «non-stop» (depuis Gatineau). Mais la Matapédia est à nos pieds, enfin. Il y a si longtemps qu'on en rêvait de ce voyage au saumon. Ma première vraie sortie de pêche de la saison et, par surcroît, ma première excursion à salmo salar. Et sûrement pas la dernière!

Une Combinaison Rare
     La falaise est plutôt abrupte, mais qu'à cela ne tienne. Rien n'arrête des saumoniers en chaleur. On enfile les cuissardes, prépare le matériel, verrouille le camion, et en avant!

     Un petit sentier mène à la rivière, une quinzaine de mètres plus bas. Assez accidenté merci, le sentier. Je ne pensais pas faire de l'alpinisme à la pêche au saumon... encore moins du ski-bottines sur gravier...

     On y est. Rive rocailleuse, eau limpide, fraîche, magnifique!!! Quelques rudiments enseignés par Charles, l'expert du trio, et me voilà dans la flotte, à mi-cuisse, qui fouette ma mouillée, le bras pas mal rouillé par des mois d'inactivité.

     À une vingtaine de mètres en amont, un pêcheur en canot «pique» un beau madeleineau. Y a vraiment du saumon ici!

     Après quelques heures de pêche soutenue, peu d'action sur nos lignes, à part une belle truite venue flairer ma mouche. Et Louis qui s'est fait voler un saumon par le gars de tout à l'heure... On décide de se rendre à notre «couche», chez les Pelletier de Sainte-Florence, tenanciers des Chalets Aline. Des gens fort sympathiques, un hébergement de choix à un prix plus qu'abordable, à deux pas de la fosse Bas Adams. Bref, un endroit de rêve.

     Ce jeudi se passe sans grande histoire, tout comme les deux jours suivants. Malgré de longues heures passées à ratisser la Matalik, la Heppel, la Monnick, la Pont-Beaurivage, la Adams, à la mouillée comme à la sèche, salar ne montre aucun signe de vie. Même les extraordinaires spécimens repérés du haut du pont de Sainte-Florence ne daignent céder aux offrandes répétées de Charles. Les chaleurs des derniers jours ont réchauffé l'eau, et le roi de nos rivières est plutôt amorphe, ce qui explique, dit-on, la rareté des prises. Une chose au moins me console : ma technique s'est grandement améliorée!...

     En ce dimanche matin, dernier jour de notre périple, nous faisons face à la bredouille. Et les perspectives sont peu encourageantes. De violents orages se sont abattus sur Sainte-Florence la nuit dernière. Charles, qui s'est quand même levé tôt, est allé jeter un coup d'oeil sur la Bas-Adams. L'eau est couleur café. «C'est pas ben mordeux dans ce temps-là...» Louis et moi sommes prêts à plier bagages. Mais Charles insiste : la fosse est déserte, pas un pêcheur en vue. C'est peut-être notre chance, d'autant plus que la pluie a cessé. Après tout, nous sommes là, nous avons un droit de pêche pour la journée. Pourquoi ne pas tenter une dernière sortie?

     10h l5. Depuis trente minutes que nous parcourons la fosse d'amont en aval, c'est le calme plat. Puis me vient une idée (avec le recul, je la qualifierais de géniale, vous verrez). Tous les pêcheurs que nous avons vus dans cette fosse étaient soit en canot, soit à gué sur la berge sud de la rivière. Si l'on se rendait sur la berge nord? On pourrait accéder au «ciré» beaucoup plus facilement. Michel (Pelletier) accepte de nous traverser en canot (impossible de le faire à pied).

     10h 45. Sous un ciel partiellement dégagé, j'amorce la rotation au pied de la fosse. J'avais alors à l'esprit les mots que Michel nous avait dits plus tôt dans la semaine : «La première mouche à l'eau est souvent chanceuse». J'avais, ce matin-là, la chance d'être la première mouche à toucher l'eau depuis la rive nord, un bomber gris aux extrémités blanches, de bonne taille.

     Après quelques lancers, ma soie atteint la longueur voulue, et mon bombardier se pose doucement à un endroit qui me semble prometteur. Et comme de fait! Je vois soudain un énorme dos gris marqué d'une longue dorsale rouler sur ma mouche puis disparaître. C'est le choc. Non pas au bout de ma ligne, mais dans mes veines. Pour un habitué de la truite et de l'achigan, aux éclaboussures énergiques, pareil spectacle relevait presque du cinéma. Jamais je n'avais imaginé un poisson aussi énorme venir à ma mouche et tourner sur elle dans un mouvement ample, lent, presque noble.

     «Ferre!», me lance Louis, posté non loin, qui n'a rien manqué de la scène. «J'peux pas, il l'a pas prise.» Mais avais-je raison? Après tout, je n'avais aucune idée de la façon dont ça mord, un saumon. Contrairement à tout ce qu'on m'avait enseigné, je relève aussitôt ma mouche et relance au même endroit. Je n'ai pas terminé mon élan que je prends conscience de mon erreur, mais trop tard. Le réflexe du pêcheur à la truite... Contre toute attente, salar revient à la charge, mais cette fois, il n'est pas seul. Un deuxième saumon marsouine à ses côtés, les deux roulants en sens inverse. Au même moment, j'en entrevois un troisième venir à la surface à quelques mètres en amont des deux autres. C'est comme si toute la fosse s'était tout à coup réveillée à nos pieds. C'était presque ahurissant.

     «Attends! Attends!», me lancent mes deux beaux-frères, aussi fébriles que moi. Leurs cris parviennent à me sortir de ma transe et, constatant que ma ligne était toujours libre, je ramène doucement la mouche jusqu'à moi. Je sais maintenant qu'il est là, qu'il suffit de patienter quelques minutes, le temps de griller une cigarette (je m'excuse ici auprès des non ou des ex-fumeurs, mais je sais que ceux qui partagent mon vice savent combien elle peut être bonne en pareilles circonstances...).

     Tremblant de tous mes membres, redoutant la frappe du souverain, je déroule ma soie, fais quelques lancers à la volée pour établir la longueur et laisse se poser mon volatile artificiel. Cette fois, ça y est! J'aperçois une énorme gueule engouffrer mon leurre et ma ligne se tend. Quelle puissance, c'est inouï! Je ferre de toutes mes forces et je sens salar pris au piège. Mon moulinet hurle sous l'effort du poisson qui s'enfuit en se débattant. Catastrophe! Il prend la direction des rapides où se déverse la fosse. S’il poursuit sa course, ou bien je le suis, au risque de boire à la grande tasse, ou bien tout casse. Heureusement, il change de direction et se met à remonter la fosse à toute allure. «Tiens bien ta canne bien haute, donne pas de jeu!», me crie Charles, qui s'est mis à la caméra pendant que Louis sort la puise.

     Rendu au milieu de la fosse, mon saumon fait demi-tour et fonce droit sur moi. Je rembobine de toutes mes forces. Dans cette frénésie, j'en oublie complètement mon fighting butt.

     Charles s'en rend compte et vient me prêter main-forte. Je dois évidemment décoller le manche de ma canne de son point d'appui et la tenir un peu éloignée de mon torse, à mi-bras, sans céder le moindre centimètre à mon adversaire. Vous dires la force que ce simple geste de quelques instants a demandée : incroyable! (tout un test pour le Orvis et la Fenwick de beau-papa, sans parler de mes poignets...) Au bout d'une trentaine de minutes, qui m'ont paru des heures, salar capitule et se laisse puiser.
Trente-sept pouces et demi. Vingt et une livres. Pour une première capture, c'en était toute une! Inutile de vous dire que tout le monde jubilait, y compris Michel de l'autre côté de la rivière, alerté par nos cris.

     Depuis ce jour, Charles ne cesse de me répéter à quel point j'ai eu de la chance. Mon premier voyage au saumon, mon premier saumon, vingt et une livres, et à la mouche sèche! semble-t-il que pareille combinaison se voit très rarement. Je veux bien le croire, mais mon inexpérience m'empêche déjuger. Depuis que je me suis inscrit à la Fédération (dès mon retour de voyage) et que je lis dans salmo salar les récits de saumoniers chevronnés, je commence toutefois à croire qu'il a probablement raison.

     Vous ne serez pas étonnés d'apprendre que nous retournons là-bas en juin. Espérons que les copains de mon trophée seront toujours au rendez-vous.

référence

» Par Richard Houde
» Salmo Salar #39, Été 1995.

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