Souvenirs de France

Le Dernier Saumon du Père Labrot ou la Métamorphose

     La capture du premier saumon, c’est comme la conquête de sa première femme; il n'en est pas de plus belle et de plus émouvante, on en parle longtemps et on ne l'oublie jamais parce qu'on sait que c'est la première. Comme le dit si bien Jean Ferrât: « Tu peux m'ouvrir cent fois tes draps, c'est toujours la première fois » ensuite, c'est une question de santé.

     Les choses sont bien différentes lorsqu'il s'agit de la capture du dernier saumon, car on ignore soi-même que c'est la dernière et que ce sont les amis qui s'en souviendront et en parleront pendant quelque temps encore.
Toutes les rivières à saumon ont leur folklore et possèdent leurs pêcheurs de légende; cercle très fermé dans lequel n’entre pas qui veut. Pour faire partie de cette caste halieutique, comme le dit mon ami Lucien Bonnenfant, il ne suffit pas de savoir tremper du fil pour avoir pratiqué le lancer au Bois de Boulogne; il faut être né près d'une rivière à saumon, y avoir détrempé ses godasses depuis la plus tendre enfance et avoir porté le sac et la gaffe des anciens le long des berges.

     J'ai gardé le souvenir vivant de quelques-uns de ces personnages hauts en couleurs qui hantèrent les rives de l'Allier alors que j'étais encore tout gamin. Le père Labrot était l'un de ceux-là. Natif de Brioude, il fut l'un des premiers pêcheurs auvergnats à pêcher le saumon à la ligne dans l'Allier.

     L'histoire de son dernier saumon aurait pu se passer n'importe où, car il existe des pères Labrot sur toutes les rivières à saumon de France et du Canada. Cette histoire, je vais donc vous la raconter de vive plume, pour votre plus grand plaisir et pour le mien.

     L'hiver s'était attardé sur les pentes neigeuses des Monts d'Auvergne et du Velay, les Couses et l'Allagnon gonflés par le dégel, dégorgeaient leurs eaux glaciaires et rendaient l'Allier impêchable. Personne n'avait encore vu la queue d'un saumon, on les guettait pourtant depuis plusieurs jours, mais ce matin-là n'était pas comme les autres, le niveau de la rivière avait brusquement baissé pendant la nuit et les eaux à peine troubles, transportaient de gros flocons d'écume que venait disloquer la brise printanière. Tout le pays était baigné de cette atmosphère bienfaisante qui annonce les événements heureux.

     Et puis, soudain, la nouvelle s'était répandue dans la vallée comme une traînée de poudre: « Ils sont arrivés...! » Déjà, jeunes et vieux se rassemblaient sur l'ancien pont; le buste penché sur le parapet, ils fouillaient des yeux les profondeurs de la rivière. De temps en temps, des doigts se pointaient dans la direction de deux formes sombres et fuselées qui ondulaient avec souplesse et puissance au fil du courant: «...Là... juste devant la grosse pierre.» ... « Je les vois très bien » ... «Le plus gros pèse au moins trente livres», s'écria le père Labrot, ce vieux de la vieille qui en avait vu bien d'autres et qui n'hésitait pas à faire le coup de ligne malgré ses quatre-vingt ans bien sonnés.

     Toujours entouré déjeunes pêcheurs friands des conseils qu'il prodiguait avec cette parcimonie bien calculée à laquelle on reconnaît les vieux maîtres, le père Labrot observait les deux saumons en silence, pour ne pas dire en secret, et moi, à mon tour, j'observai le père Labrot. Ses yeux avaient pris une teinte indéfinissable, comme si les eaux de la rivière qui coulaient depuis tant de saison dans son regard, en avaient délavé les couleurs sans en altérer la transparence; je sentis confusément qu'il y avait entre lui et ces poissons un lien subtil et mystérieux, une sorte de communion, presque une complicité dont j'aurais bien voulu partager le secret.

     Tout-à-coup, la tête, le dos, puis la nageoire dorsale d'un gros saumon tranchèrent la surface sans faire la moindre éclaboussure, l'énorme caudale sembla un fugitif instant s'immobiliser au-dessus de l’eau, puis elle disparut lentement, ne laissant derrière elle qu'un léger remous vite estompé par les rides du courant. Alors, le père Labrot se pencha furtivement et murmura quelques mots à l'oreille d'un gamin, qui fila les talons aux fesses pour revenir un instant plus tard avec la canne, le sac et la gaffe du vieil homme qui s'empara du tout avec ostentation: « Je vais l'essayer ce saumon...» dit-il d'un ton mi-figue mi-raisin en se dirigeant vers la rive, puis, à pas mesurés, il descendit sur la berge. De là, il ne pouvait plus voir les poissons, mais la surface de l'eau dont il savait lire la moindre turbulence, lui indiquait l'endroit exact où se trouvaient les deux poissons.

     Au rythme d'un geste précis, la soie se déploya dans les airs avec l'élégance suprême et l'apparente facilité d'un art maîtrisé par soixante années d'expérience. Après quelques va-et-vient rapides, la mouche se posa comme une fleur à moins d'un mètre des saumons. L'un d'eux vint la voir, mais ne la prit pas, un second lancer de même facture eut vite raison de ses hésitations, le poisson happa la mouche au passage en se retournant légèrement, son flanc lança un éclair d'argent, puis la ligne tendue et vibrante comme une corde de guitare, déchira le courant à une vitesse vertigineuse: « Il le tient... il le tient... c'est le gros! », s'écrièrent les spectateurs du haut du pont.
Le vieux ne sourcilla point, mais son visage de plus en plus pourpre, s'enlumina d'un irrésistible bonheur, ses traits pourtant si ridés, se détendirent et, peu à peu, ses mouvements retrouvèrent une agilité qu'on ne lui connaissait plus depuis longtemps. Le bonhomme s'était soudain transfiguré, comme si l'intensité émotionnelle de l'instant avait par enchantement effacé le poids de ses ans et suspendu le vol du temps, c'est peut-être cela que l'on appelle un miracle, je compris alors toute la signification de la sagesse antique, qui veut que « les dieux créditent aux hommes les heures qu'ils passent à la pêche. »

     Après avoir tenu le fond quelques instants, l'énorme saumon se cabra comme un pur-sang enrêné pour la première fois, et n'acceptant pas la domination de l'homme, il secoua brutalement la tête pour se débarrasser de la mouche agrafée à sa lèvre supérieure. Sans cesse, l'animal se lançait à corps perdu en de foudroyants démarrages, jaillissant soudain hors de l'eau dans un déluge d'éclaboussures.

     Le vieux, lui, ne s'énervait pas; donnant du fil avec mesure lorsque le poisson se faisait trop pressant, il se hâtait de le récupérer avec une avarice usuraire chaque fois que la situation lui devenait favorable, allant même jusqu'à parler à son saumon dans un vain désir de le calmer: « Tout doux petit... tout doux... non tu n'iras pas là-bas, il y a une branche, tu pourrais te faire mal... c'est ça... viens par ici... voilà qui est mieux ».

     La lutte dura deux bonnes heures. A mesure que le temps s'écoulait, le saumon se vidait de ses forces et le combat de moins en moins brutal, rapprochait de plus en plus le pêcheur de son adversaire. Là-haut sur le pont, tout le monde en avait le souffle coupé et les commentaires allaient bon train: « Il ne l'aura pas... il va se décrocher au dernier moment...», « Regarde le vieux, il a les jambes qui tremblent...», ou bien: « Il va l'avoir, je vous dis... il en a déjà pris plus de mille... c'est pas encore celui-là qui aura sa peau... il est encore solide l'ancêtre! ».

     Enfin, complètement épuisé, le grand saumon se coucha sur le flanc les ouïes haletantes et les nageoires tendues, alors le vieux, qui refusait toute aide depuis qu'un ami bien intentionné lui avait coupé le fil, dégaina sa gaffe et d'un geste presque solennel donna l'estocade au poisson-Roi.

     Tous les spectateurs de cet ultime combat se précipitèrent pour venir admirer le magnifique poisson qui gisait encore frémissant dans l'herbe. Le vieux pêcheur le fit glisser dans la poche dorsale de son antique veste de velours côtelé puis, escorté bruyamment par les gamins du pays, il traversa le pont en emportant fièrement la glorieuse capture dont la tête et la queue dépassaient largement de chaque côté de son dos.

     Aujourd'hui, le vieux n'est plus. A l'âge de 97 ans le père Labrot s'en est allé avec son temps, pêcher dans les rivières bienheureuses où coule l'éternité. Bonne pêche père Labrot! On s'en souviendra longtemps de votre dernier saumon.

référence

» Par Guy-N. Chaumont
» Salmo Salar #31, Été, Juin 1993.
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