Bambou « Made in Québec »

Du bambou sur nos rivières (Première partie)

     Rivière Patapédia, 12 juillet 2016. C'est par un soleil radieux que je mis le nez dehors tout en humant un grand bol d'air. «Je sens que ce sera une journée spéciale aujourd'hui!» me dis-je en voyant deux de mes collègues pêcheurs s'étirer sur la galerie et sourire en sentant les arômes du bacon provenant du camp cuisine. Mon cousin Patrick était déjà à la tâche à préparer œufs, bacon, crêpes et tout le nécessaire pour bien démarrer la journée.

Bambou «Made in Québec» Du bambou sur nos rivières
     Après un copieux déjeuner pris à la lueur des premiers rayons du soleil perçant à la pointe des épinettes, nous voilà déjà dans nos waders, mes cinq collègues et moi, prêts à affronter une nouvelle fosse pour essayer de déjouer ce saumon tant convoité. C'était notre troisième journée de pêche et un seul pêcheur du groupe, André Picard, avait joué de chance et de ruse avec la capture d'un petit grilse de 60 centimètres. L'honneur était sauf. Pour ma part, j'avais un autre objectif que de tenter d'attraper un saumon en cette belle journée d'été. Je fabrique des cannes à moucher en bambou et j'avais apporté mes deux premiers «chefs-d'oeuvre» réalisés en 2015 et 2016. Je faisais partie d'un groupe de pêcheurs expérimentés et je voulais tester mes cannes entre les mains de ces experts de pêche à la mouche. C'est André Deslauriers qui exprima en premier le désir d'essayer mes cannes dans la fosse de la dernière chance du camp du 7e mille, juste au pied de notre chalet. Il y avait eu du mouvement la veille et André se disait qu'on avait peut-être une chance de sortir ce saumoneau avec une de mes cannes en bambou.

     C'était un matin parfait pour tester mes cannes à moucher; pas de vent, un calme serein que seul le chant d'un bruant à gorge blanche venait enjoliver. André sortit délicatement de son étui d'aluminium la canne de 8 pieds, soie #6. Pendant qu'il raccordait les viroles du talon et du scion, je préparai mon appareil photo vidéo pour capter ces instants que j'attendais depuis le jour où cette canne, qui sentait encore le vernis français fraichement appliqué, avait pris le chemin de la sortie de mon atelier. Pour moi, c'était enfin la consécration de mon travail d'artisan ; un dur labeur d'apprentissage, des heures à raboter les brins de bambou encore et encore pour atteindre la dimension recherchée. Pendant que je regardais André s'approcher de la fosse avec ma canne entre les mains, je me revoyais ce matin d'août 2015 alors que je faisais la rencontre de l'Américain Philip Kelley Baker, dans son atelier de Falsmouth dans l'État du Maine.

Bambou «Made in Québec» Du bambou sur nos rivières,02
Bambou « Made in USA »

     C'était un matin comme ce 12 juillet 2016. J'étais arrivé la veille par un temps brumeux à couper au couteau. Le lendemain matin, le brouillard s'était levé rapidement et avait dévoilé un soleil radieux ; une mise en scène parfaite pour aller à la rencontre de l'artisan américain et percer le mystère de la fabrication des cannes à moucher en bambou. Une semaine excitante s'annonçait.

     Après les présentations d'usage, Kelley me fit un portrait de la situation des fabricants de cannes à moucher en bambou aux États-Unis. J'appris plusieurs choses. Que ce travail artisanal de refendre le bambou Tonkin pour en faire des cannes à moucher existe depuis au moins 130 ans et qu'on retrouve environ 300 artisans fabriquant des cannes à moucher en bambou refendu aux États-Unis seulement, et encore bien d'autres ailleurs dans le monde. Que la célèbre compagnie Orvis possède toujours un atelier avec des artisans qui fabriquent de magnifiques cannes en bambou. Que c'est un Américain du nom de Everett Garrison, ingénieur en aéronautique, qui modifia les façons de faire et inventa de nouveaux outils au début du 20e siècle. Que les Américains possèdent ce savoir-faire qui sert maintenant de référence partout dans le monde. Voilà! La table était mise et j'allais enfin découvrir comment on fabrique ces petites merveilles convoitées par les pêcheurs à la mouche les plus exigeants et sensibles aux beaux objets.

     Il faut par ailleurs que j'admette que je ne m'aventurais pas avec monsieur Baker sans aucune connaissance dans le travail du bois. Dans mes jeunes années, alors que j'étais étudiant en musique, j'étais aussi luthier et je fabriquais des instruments de musique à cordes contemporains comme des violons et des guitares, et aussi des instruments des périodes baroque et médiévale comme des luths et des vielles à roue. J'avais complété mon apprentissage au milieu des années 80 au Royaume-Uni, à Londres, avec deux maitres luthiers. Or, me lancer dans la fabrication de cannes à moucher en bambou allait certainement réveiller en moi cette aisance manuelle que j'avais à l'époque où je fabriquais des instruments de musique. Ce fut le cas, car c'est avec habileté et sans trop de difficulté que je réussis à fabriquer ma première canne à moucher en bambou, après une quarantaine d'heures de travail dans l'atelier de Falsmouth. Bien évidemment, Kelley Baker assurait un suivi constant de chacune des étapes que j'accomplissais, mais il s'avérait que j'étais un pas pire élève et que je réussis à m'en sortir sans trop de peine.

Bambou, mode d'emploi
Bambou, mode d'emploi

     La fabrication des cannes à moucher en bambou, que ce soit pour pêcher la truite, le saumon ou d'autres espèces, comporte de nombreuses étapes. Le fendage des troncs de bambou Tonkin en lamelles, le dégrossissage et la mise au triangle des baguettes au rabot, le trempage à chaud des baguettes, le taillage définitif à l'aide du moule Garrison, le ligaturage, le collage des brins et le montage des cannes ne sont que quelques exemples des étapes qui doivent être exécutées pour chacune des cannes. On doit compter environ une quarantaine d'heures de travail pour réaliser une canne en bambou de façon artisanale. Chaque artisan y va de son style en ajoutant ceci ou cela selon les exigences des clients, que ce soit des guides ou des viroles d'un certain alliage, une poignée de liège portugais au style personnalisé ou encore un porte-moulinet incrusté d'un bois exotique ou des gravures artistiques sur les parties métalliques de la canne.

     Ces cannes en bambou ne sont pas que de beaux objets, elles ont fait leurs preuves sur le terrain depuis plus de 130 ans. Plusieurs qualités techniques définissent les cannes en bambou : capacité à propulser la soie sur une plus longue distance dû à sa charge, précision des lancers et des présentations, réduction de l'effort demandé après plusieurs heures à lancer puisque c'est la canne qui projette, ce qui donne du répit à votre bras propulseur. De plus, contrairement à ce qu'on raconte («Les cannes en bambou ont des actions lentes»), les cannes en bambou fabriquées de nos jours peuvent offrir toutes les actions possibles : lente, moyenne et rapide. Tout est une question de diamètre des baguettes hexagonales et de longueur des cannes. Les techniques de fabrication d'aujourd'hui et les produits utilisés donnent des cannes performantes, résistantes et d'une souplesse pouvant rivaliser avec les meilleures cannes de graphite et de fibre de verre sur le marché. La preuve ? Une compagnie renommée comme Orvis ne fabriquerait plus de cannes en bambou depuis longtemps si ça ne répondait pas aux exigences élevées de cette entreprise exportant ses produits partout dans le monde.

Bambou vintage

     Chez nous, au Québec, on a péché à la mouche avec des cannes en bambou du 19e siècle jusqu'aux années 70. On a connu quelques bons artisans québécois comme Andy Barr et Michel Lajoie. Malheureusement,  le savoir-faire  ne s'est pas transmis et la tradition s'est peu à peu éteinte. En allant chercher ce savoir-faire et cette expertise aux États-Unis, c'est cette mission que j'aimerais réaliser : faire revivre au Québec cette tradition artisanale de fabrication de cannes à moucher en bambou, un produit noble, fait chez nous par des artisans québécois. Lorsque je suis revenu de ma formation aux États-Unis en 2015, je me suis empressé de faire une recherche et d'établir des contacts avec des fournisseurs en équipements et outils spécialisés, en matériel de fabrication et, bien sûr, avec un fournisseur pour ce fameux bambou Tonkin indispensable à la fabrication de ces cannes. Tout semble en place pour démarrer cette belle aventure.

     Depuis deux ans maintenant, je collectionne les vieilles cannes à moucher faites de bambou et autres matériaux. Je suis très intéressé d'observer comment on fabriquait les cannes aux 19e et 20e siècles. Ce sont des exemples et des modèles que j'aimerais reproduire, ou dont je voudrais m'en inspirer. Ce sont aussi de beaux morceaux de patrimoine qu'il faut préserver.

     J'ai acheté tout récemment d'un Anglais du Surrey, au Royaume-Uni, une magnifique canne Spey de 12 pieds, faite de bambou de forme hexagonale. Cette canne en parfaite condition a été fabriquée dans les ateliers Hardy en 1917. Nul doute qu'au début du siècle, plusieurs pêcheurs ont tenté leur chance sur nos rivières à saumon avec ce type de cannes. J'ai aussi mis la main sur une canne de Joseph Boivin, achetée chez un antiquaire de Québec. Il était fabricant de cannes à moucher à Québec, dans le quartier Les Saules, au début du 20e siècle. Les cannes de Boivin étaient faites de lancewood, un bois exotique. Par contre, ce qui fait la particularité de Boivin, c'est qu'il fabriquait de magnifiques petits coffres de bois pour remiser les brins des cannes, 03
     J'ai acheté tout récemment d'un Anglais du Surrey, au Royaume-Uni, une magnifique canne Spey de 12 pieds, faite de bambou de forme hexagonale. Cette canne en parfaite condition a été fabriquée dans les ateliers Hardy en 1917. Nul doute qu'au début du siècle, plusieurs pêcheurs ont tenté leur chance sur nos rivières à saumon avec ce type de cannes. J'ai aussi mis la main sur une canne de Joseph Boivin, achetée chez un antiquaire de Québec. Il était fabricant de cannes à moucher à Québec, dans le quartier Les Saules, au début du 20e siècle. Les cannes de Boivin étaient faites de lancewood, un bois exotique. Par contre, ce qui fait la particularité de Boivin, c'est qu'il fabriquait de magnifiques petits coffres de bois pour remiser les brins des cannes.

     J'ai aussi fait l'acquisition, lors du dernier salon de la pêche à la mouche de Trois-Rivières, de deux superbes cannes du fabricant Andy Barr. Ce Québécois des Cantons de l'Est créait des cannes de forme pentagonale en bambou refendu dans les années 50 à 70. Les cannes Barr sont très recherchées aujourd'hui sur les sites de revente de cannes en bambou vintage des États-Unis.

     Je possède donc ces belles pièces et d'autres encore tout aussi remarquables qui méritent qu'on s'y intéresse. Pour un projet d'atelier de fabrication de cannes à moucher comme le nôtre, c'est indispensable d'avoir accès à ces joyaux du passé. C'est inspirant et ça donne des idées pour pousser plus loin la recherche d'un produit novateur s'adressant aux passionné(e)s de pêche à la mouche du 21e siècle.
Gilbert Sylvestre (Bambou made in Québec)
L'avenir du bambou au Québec

     Au fur et à mesure que je montais mon atelier, mon fils Gilbert m'observait du coin de l'oeil, me posait des questions et s'intéressait de plus en plus aux cannes en bambou et à leur fabrication. En février 2016, j'ai commencé à lui donner une formation d'artisan-fabricant de cannes en bambou. Après un an, à raison de quelques heures par semaine, Gilbert a fabriqué une canne de 7 pieds, soie #4, modèle Payne 97, et il vient tout juste de terminer une magnifique canne saumon, une 9 pieds, soie #9, un modèle Nunley.

     Depuis, Gilbert est devenu mon partenaire de projet d'entreprise et nous travaillons ensemble à faire évoluer notre idée. À mon fils Gilbert s'est joint peu de temps après un autre jeune artisan que j'ai eu plaisir à former, Bruno Paquet. Bruno, c'est notre homme à tout faire, un ingénieux artisan qui se creuse la tête à inventer des outils et autres équipements pour nous faciliter la vie dans l'atelier. C'est lui qui a fabriqué notre four à trempage des baguettes, un four de 6 pieds de long chauffant à 350 degrés et pouvant recevoir les baguettes avant l'étape du rabotage final. Quelques mois plus tard, un autre jeune s'est ajouté au groupe, Laurent Lambert, un gars plein de talent qui se passionne pour la fabrication des cannes en bambou.

     Depuis un an, à raison de quelques heures par semaine, nous avons fabriqué sept prototypes, de la canne de 6 pieds à la canne de 9 pieds. Et ça ne s'arrêtera pas là. Depuis le 15 avril dernier, nous avons déménagé l'atelier du sous-sol de ma maison vers un local inoccupé du Collège de Lévis, un projet de start up d'entreprise très prometteur. La direction du Collège de Lévis nous a offert cette opportunité en échange de quoi nous proposerons aux jeunes intéressés de secondaire 4 et 5 des formations de lancers à la mouche, de fabrication de mouches, de montage de cannes et l'organisation d'un voyage de pêche à la mouche à la fin de leur année scolaire. Nul doute que cette initiative fera jaser dans le milieu et sera très formatrice pour ces jeunes. Nous croyons à la relève pour ce sport et cela fait partie intégrante de notre philosophie d'entreprise.
     Les cannes à moucher Sylvestre deviendra un atelier innovant ; une entreprise de fabrication de cannes à moucher en bambou dans un premier temps, et de fabrication de cannes avec d'autres matériaux dans un deuxième temps. Nous avons participé, Gilbert et moi, à deux salons de pêche à la mouche de Trois-Rivières, en 2015 et 2016, et déjà la réponse fut excellente. Plusieurs visiteurs ont testé nos cannes dans le bassin central et les commentaires furent très positifs. Nous avons d'ailleurs reçu quelques précommandes de cannes en bambou malgré le fait que nous précisions ne pas en vendre encore étant donné que nous étions en phase de test de produits et de fabrication de prototypes. C'est très encourageant pour notre projet d'entreprise et pour notre jeune relève. Nous participerons aussi, à la fin mai, à l'événement Canadian Cane en Ontario qui rassemble, le temps d'un week-end, les meilleurs fabricants de cannes à moucher en bambou du Canada et des États-Unis. Nous serons les fiers représentants du Québec. Finalement, en octobre, nous participerons à l'événement The Big Bamboo & Glass Bash qui se tiendra en Pennsylvanie, une autre rencontre de fabricants de cannes à moucher qui risque d'être fort intéressante,04
     Les cannes à moucher Sylvestre deviendra un atelier innovant ; une entreprise de fabrication de cannes à moucher en bambou dans un premier temps, et de fabrication de cannes avec d'autres matériaux dans un deuxième temps. Nous avons participé, Gilbert et moi, à deux salons de pêche à la mouche de Trois-Rivières, en 2015 et 2016, et déjà la réponse fut excellente. Plusieurs visiteurs ont testé nos cannes dans le bassin central et les commentaires furent très positifs. Nous avons d'ailleurs reçu quelques précommandes de cannes en bambou malgré le fait que nous précisions ne pas en vendre encore étant donné que nous étions en phase de test de produits et de fabrication de prototypes. C'est très encourageant pour notre projet d'entreprise et pour notre jeune relève. Nous participerons aussi, à la fin mai, à l'événement Canadian Cane en Ontario qui rassemble, le temps d'un week-end, les meilleurs fabricants de cannes à moucher en bambou du Canada et des États-Unis. Nous serons les fiers représentants du Québec. Finalement, en octobre, nous participerons à l'événement The Big Bamboo & Glass Bash qui se tiendra en Pennsylvanie, une autre rencontre de fabricants de cannes à moucher qui risque d'être fort intéressante.

Du bambou sur nos rivières (Deuxième partie)

Des cannes Sylvestre sur la Patapédia
     À 10h20 le 12 juillet 2016, dans la fosse de la dernière chance sur la Patapédia, André Deslauriers exécute un faux-lancer pendant que je le filme avec ma caméra vidéo. André lance avec facilité et la soie #5 se déploie avec douceur plusieurs pieds en avant de lui. Il commente l'action de la canne tout en se concentrant sur ses lancers, en suivant du regard sa mouche dans le courant de la rivière. André est volubile. Il aime son expérience du bambou dans la Patapédia. Il souligne les qualités techniques de la canne Sylvestre; la facilité à trouver son rythme de lancer, une projection de la soie sur une distance d'au moins 40 pieds et la précision de la présentation de la mouche.
Posséder une canne à moucher en bambou faite par un artisan de chez nous, c'est posséder un morceau de patrimoine qui vous fera vivre de belles histoires de pêche que vous pourrez transmettre aux générations futures. C'est un objet noble, fait d'un matériau naturel qui respecte l'environnement. Le bambou Tonkin, qui pousse dans le Guangdong, en Chine, atteint sa maturité en moins de quatre ans, capte 30% plus de C02 que tout autre arbre et libère 30% plus d'oxygène que les arbres feuillus. Sa croissance ne nécessite aucun engrais ou fertilisant chimiques. De plus, le bambou draine merveilleusement bien les sols, tout en restaurant les sols appauvris. Pour toutes ces raisons, utiliser ce matériau pour la fabrication de cannes à moucher est un choix écologique.

     Il m'a fallu un an pour trouver où m'approvisionner en bambou Tonkin de qualité. J'ai reçu ma première livraison de bambou nouveau à la mi-février de cette année. Nous avons maintenant tout en main pour démarrer une production de cannes à moucher en bambou de qualité. Je vous invite par ailleurs à consulter mon blogue pour toutes informations concernant la fabrication de nos cannes et les détails pour commander une canne à moucher en bambou de fabrication Sylvestre: sylvestrebamboo.com. Je vous invite aussi à visionner la courte capsule vidéo dans laquelle André Deslauriers nous commente son expérience de pêche à la mouche avec une canne en bambou Sylvestre sur la rivière Patapédia. C'est dans la chronique « Des cannes Sylvestre sur la Patapédia ». (Cliquer sur l'image pour voir la vidéo).

     Au plaisir de vous rencontrer prochainement sur l'une de nos belles rivières du Québec. Si vous me rencontrez, venez me voir et je vous ferai essayer avec plaisir l'une de nos cannes à moucher en bambou. C'est une belle expérience à vivre.

     Bon été à tous !

Références

» Texte de Michel Sylvestre
» Photo : Michel Sylvestre
» Magazine Saumon #108, été 2017.