Belle Journée sur la Rivière aux Rochers

     Belle journée ensoleillée, semblable aux sept autres où j'ai péché à ce jour. «Beau et chaud». Déjà en ce 11 juillet, cette expression m'apparaît hostile et m'agresse comme une bordée de neige un lundi matin, alors qu'il faut sortir la pelle pour dégager l'auto avant d'aller travailler. J'aurais tant souhaité un peu de pluie et de fraîcheur, question de rafraîchir les saumons qui m'attendent dans la rivière.

Belle Journée sur la Rivière aux Rochers
     Le tirage au sort m'a favorisé et me donne l'occasion de pêcher pour la première fois dans cette magnifique rivière. Oscar Roussy, un ami et administrateur de l'Association de protection de la rivière aux Rochers, m'attend près du poste d'accueil.

     J'ai obtenu pour l'avant-midi la fosse numéro 1 qui, me dit-on, est pleine de saumons. Les habitués de la rivière qui sont présents me certifient qu'une seule passe sera suffisante et que, d'ici quelques minutes, tout sera terminé.

     Cette annonce extraordinaire suscite chez moi une bonne dose d'anxiété compte tenu de mes sept jours, bredouille. J'essaie de résister à la joie que procure l'anticipation car, sept fois cette année, l'eau chaude et basse a eu raison de tous mes efforts, malgré la présence des saumons.

     Commençons. Une noyée #6 est fixée au bout de l'avançon. Les amis me disent que les grands saumons sont à une quarantaine de pieds de la berge dans une zone de remous provoqués par des roches immergées. Mais attention, me préviennent-ils, collés sur les roches de la berge se tiennent les petits saumons. Je m'exécute de la façon la plus appliquée possible, dans un état d'anxiété que j'ai de la difficulté à réprimer et, de plus, devant une vingtaine de spectateurs tous aussi intéressés que moi à me voir sortir un grand dibermarin.

     Il m'a fallu près de trois quarts d'heure pour effectuer cette première passe. Un saumon est venu voir la mouche mais il n'est pas revenu malgré une attente et des essais supplémentaires. Comprenez ma déception et celle de mes amis et des spectateurs. Que se passe-t-il? Est-ce le pêcheur, la mouche, les saumons ou l'eau? J'aime mieux ne pas trop y penser, question de garder le moral. Essayons une sèche et remontons la fosse.

Belle Journée sur la Rivière aux Rochers
     Chaque remous est exploré, le ciré est passé au peigne fin, les roches les plus éloignées sont encerclées de lancers malgré quelques jeunes pousses d'épinettes qui s'y opposaient derrière moi. Cette fois, c'est pire: aucune réaction du roi de nos eaux chaudes.

     Cilles Couture, président de l'Association, un gars très dévoué à sa rivière et plein de compassion pour moi, me rappelle que l'avant-midi est jeune et que les saumons de la rivière n'ont pas d'heures précises pour mordre.

     Une autre sèche plus grosse est essayée dans les secteurs qui sont renommés prometteurs. Aucune réaction de salar et déception des observateurs et du pêcheur. Je vais laisser cette fosse au repos quelques minutes et fixer à l'avançon une «low water» #6 simple. Vingt minutes de repos, 20 lancers, je suis dans la zone de remous, la soie se tend lentement et je comprends, après quelques secondes, que c'est enfin parti.

     Mais une inquiétude m'envahit pendant que le saumon fuit pour la première fois. Ce scénario me rappelle ma deuxième journée de pêche sur la Sainte-Marguerite où un saumon a pris ma mouche sans fermeté dans une zone de remous où la soie n'était pas bien tendue. Mon guide s'est immédiatement écrié: «Nous allons perdre ce saumon». Ce qui arriva après une dizaine de minutes de combat. Les saumons en eau chaude sont «téteux» faut croire.

     Je chasse cette image de ma tête. Le saumon est à effectuer sa deuxième fuite qui l'amène encore une fois à une centaine de pieds sur la ligne de réserve. Il semble maintenant qu'il est proche de la rive, incapable de repartir bien que la tension du moulinet soit au minimum.

     Cilles Couture, mon compagnon de pêche tant dévoué, tend déjà l'épuisette à l'eau vers le bord de la roche. Le saumon fatigué se tortille sans force, comme à la fin d'un combat normal. Et soudain sans préavis, sans secousse, sans éclat, la mouche se dégage et sort de l'eau, extirpée par la tension résiduelle de la canne.

Belle Journée sur la Rivière aux Rochers
     Malheur, Gilles est déçu, et vous comprendrez qu'en raison de mon âge je n'ai pas fait de crise extérieurement mais intérieurement...! Laissez aller votre imagination, et soyez certain que c'était comme cela que j'étais. Une fois la rougeur de mon visage estompée, je repars à la conquête de la partie aval de la fosse en me disant que, s'il y en a un autre qui prend la mouche, je lui arrache le dentier...

     Vingt lancers plus bas, un autre dibermarin monte sur la mouche avec fracas. Ma! Toi, je ne te manquerai pas! Je fais une pause de deux minutes et relance au même endroit. Aucune réaction du saumon et déception du pêcheur. Je relance, mais cette fois un peu plus court, et une autre fois un peu plus long, et un peu plus... Comme je suis à 60 pieds du saumon, je descends de 20 pieds et je raccourcis ma soie de 20 pieds. Ce changement d'angle devrait le stimuler. Je lance. La mouche fait quelques pieds sous l'eau, le saumon la prend et je le laisse s'éloigner quelques pieds avec la mouche. Tout me semble parfait, alors je ferre avec vigueur. La soie se tend comme une corde de violon et la mouche ressort de l'eau, comme propulsée par une fronde.

     Tous sont abasourdis, pêcheurs, compagnons et spectateurs. Je vous épargne les jurons qui se sont échappés de ma bouche à cette occasion. Je vérifie ma mouche, elle est légèrement redressée mais pas assez pour empêcher le ferrage. Par contre, elle est juste assez «crochie» pour m'indiquer que je l'ai accroché et même presque ferré. Tous, autour, se demandent maintenant: Est-ce la faute de la mouche? de l'eau chaude? du saumon?... ou du pêcheur?

     Aussi désespérant que puisse être cet échec, il n'est que 8h30 du matin et il me reste encore plusieurs heures de pêche. Je change cette mouche si provocante pour attirer le saumon et trop décevante pour le retenir. Je fixe une petite «low water» #8 double. Je repars en amont de la fosse. Encore 20 lancers et la mouche approche la berge près d'une pointe rocheuse où le courant se renforce. Elle est saisie avec vigueur. Je ferre. Le combat s'engage, cette fois sera la bonne. Le saumon n'est pas gros et il a pris la mouche précisément à l'endroit où l'on m'avait avisé plus tôt que se tenaient les petits saumons. Peu importe, c'est le premier cette année, il est vaillant et il me fait oublier les insuccès des sept journées de pêche en eau basse et chaude que je viens de vivre comme de nombreux pêcheurs.

     Même si j'ai pris plusieurs autres saumons cette année, cette journée a été ma plus riche en émotions et en action de pêche, pourtant mes compagnons Oscar Roussy, Cilles Couture et Guy Bergeron, lui aussi administrateur de l'Association, auraient tant souhaité que je capture un plus gros saumon.

     Les petits saumons doivent être considérés comme des captures aussi nobles que les grands, d'autant plus qu'ils jouent un rôle moindre dans la reproduction.

     La rivière aux Rochers est une rivière à pêcher absolument. Une rivière magnifique où l'émotion est garantie et l'accueil chaleureux.

référence

» Texte et photos Bernard Beaudin
» Salmo Salar #40, Automne 1995.
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