Jour de Première

     Je me souviens qu'à chacune de mes visites aux chutes de la rivière Causapscal, ou à la fosse Marais, il m'arrivait de rêvasser longuement, m'imaginant déposant délicatement mon artificielle au nez des géants peuplant cette magnifique petite rivière. Combien de fois ai-je secrètement souhaité pouvoir réaliser ce rêve, ne serait-ce qu'une fois dans marie. Eh bien, mon souhait allait être exaucé. Encore bien mieux j'allais être le premier à prendre le départ du secteur II, si prometteur aux dires de l'ami Richard Firth. Ciel que l'hiver serait long dans l'attente de ce 1er juin. Je vous épargnerai le récit des milliers de songes qui ont peuplé mon esprit dans l'attente de ce grand jour. On m'avait toujours vanté la précocité des montaisons sur la Causapscal, il était alors plausible de croire que la première capture (légale) depuis plus de 30 ans aurait lieu lors de cette journée d'ouverture. A moins que...

31 mai 1994

     C'est le départ de Québec. Mon compagnon, Claude Falardeau, est tout aussi excité que moi. « En autant qu'il y ait de l'eau, la pêche devrait être bonne », lui avais-je répété tout l'hiver... La veille, j'avais parlé à Richard qui m'exprimait son optimisme face à cette première journée; le niveau de la rivière était parfait et déjà, quelques saumons avaient été aperçus à la fosse Bateau. C'est donc plein de confiance que nous roulons vers Causapscal. A partir de La Pocatière, la pluie se met de la partie, nous accompagnant jusqu'à destination. Bah! Le saumon est plus mordeur quand l'eau est haute... A notre arrivée à « La Coulée Douce », la charmante Annick nous accueille dans cette magnifique petite auberge dirigée par Vianney Morin. La chaleur et le confort de notre logis nous permet d'oublier le crépitement incessant de la pluie sur le toit. A croire que le ciel est en train de nous tomber sur la tête !!! Pourvu que...

1er juin 1994, rivière Causapscal: la descente en canot

     Ca y est ! C'est le grand jour! Il est 7 heures et nous rencontrons celui qui sera notre guide pour le week-end, Jean-Paul Gauthier.

     Ce dernier est réputé comme étant le meilleur « pôleur » de la vallée de la Matapédia. En route vers la fosse Bateau, notre point de départ, il nous raconte de fabuleuses histoires datant de l'époque où il accompagnait son père sur la Causapscal, dans le temps du Club comme il dit. Puis c'est l'arrivée. Wow ! La petite rivière commence à prendre des allures de grande, gonflée qu'elle est par les pluies diluviennes de la nuit dernière. D'après Jean-Paul, elle a monté d'au moins un pied. Puis viennent les préparatifs du départ, et munis de nos gilets de flottaison, nous saluons les chanceux qui baptiseront la fosse Bateau avant de prendre le départ pour la descente en canot... et quelle descente! On nous avait avisé que le premier mille et demi serait un peu mouvementé... c'est le moins qu'on puisse dire. Avant d'avoir atteint la première fosse de notre secteur, nous avons dû écoper à au moins deux reprises pour vider le canot de l'eau laissée par les puissantes vagues. Aux dires de Jean-Paul, c'est la première fois qu'il descend la rivière avec un pareil débit d'eau. Aussi, c'est avec un soupir de soulagement que nous franchissons le dernier obstacle et que nous nous arrêtons devant un abri récemment érigé. Cette expérience nous a permis de constater que la réputation de Jean-Paul n'est pas surfaite.

     La fosse qui s'étale devant nous est superbe, mais le niveau d'eau élevé, lui, empêche de nous livrer les agréables surprises tant recherchées, comme toutes celles qui suivront. Et il pleut encore... Et la rivière monte encore... A vrai dire, cette première journée aura été riche en émotions en madère de... rafting! Demain, peut-être que la fosse Bateau nous dévoilera ses secrets !

2 juin: fosse Bateau

     Il a encore plu toute la nuit et le niveau de la rivière a encore monté. A vrai dire, seule l'étroitesse de son lit dans le creux de la vallée nous rappelle que nous sommes sur un petit tributaire. Son débit lui confère davantage des allures de torrent. L'autre groupe ne fera pas la descente aujourd'hui. Ils partiront plutôt du « huit milles » et remonteront à moteur aussi loin qu'ils le pourront. Je tiens d'ailleurs à souligner la sagesse de cette décision qui démontre bien le sérieux des responsables de la Corporation en charge de cette exploitation. Quant à nous, c'est dans le secteur de la fosse Bateau que nous passerons la journée. Disons cependant qu'aujourd'hui, Bateau n'a de fosse que le nom. Hormis une petite zone de quelques mètres de diamètre, le reste de la fosse est pour ainsi dire envahi par des vagues de plus de deux pieds, aussi mettons-nous fin à notre journée relativement tôt. La Causapscal nous aura tous laissés sur notre appétit, mais ce n'est que partie remise, puisque nous revenons à la mi-juin.

Mi-juin, jour 1: « montée » en canot

     Aujourd'hui, c'est le départ de notre seconde expédition. La rivière, de torrent qu'elle était à notre première expérience, a maintenant une allure beaucoup plus sympathique et nous montre enfin son vrai visage, étant cependant encore relativement haute. Nous remontons notre secteur à moteur. Prudence impose. Déjà quelques captures ont été rapportées, tous les espoirs sont permis. Après avoir vainement patrouillé chacune des fosses de notre secteur, nous prenons une pause à l'heure du midi. Claude et moi en profitons pour nous rendre à la fosse Bateau, histoire d'avoir une idée de ce qui nous attend le lendemain, à moins que l'autre groupe ait été chanceux. Quelle différence avec notre première visite! La fosse est maintenant superbe et combien prometteuse. Nous longeons le rivage jusqu'à une petite fosse juste en amont.

     Rendus là, quel spectacle s'offre à nous! Près d'une demi-douzaine de splendides saumons sont là devant nous. Que d'excitation à la vue de ceux-ci, surtout après avoir vu autant d'eau depuis le début de la pêche. Pas besoin de vous dire qu'à la vue d'un tel spectacle, la partie aval de notre secteur, bien que très jolie, faisait figure d'avant-propos. Que de hâte nous avions d'aller enfin allonger nos soies dans ces eaux combien prometteuses... Le soir venu, après quelques tentatives infructueuses, nous remontons avec Jean-Paul à la fosse Bateau, histoire de connaître les résultats de la journée de l'autre groupe. A notre arrivée, Yves Leblanc, l'autre guide du secteur II, nous montre un magnifique trophée de 24 livres. Sa cliente, madame Fisher, est d'ailleurs, et avec raison, très fière de cette capture. Vers 8 heures, nos amis décident de quitter, nous laissant l'accès à ce secteur de rêve. Quelques minutes plus tard, Claude fait glisser sa mouche à la surface de «Bateau» tandis que je me dirige vers la petite fosse juste en amont, là où nous avons aperçu le groupe de saumons plus tôt ce midi.

     Nerveusement, je présente ma Black Dose jusqu'à ce qu'un sillon révélateur suive celle-ci jusqu'au rivage puis rebrousse chemin. Il est tout près de la rive... et il est gros... Il me semble que mon cœur se montre aussi bruyant qu'un tambour. Autre lancer, encore un sillon et... je ferre... La ligne se raidit un court instant... mais ma Black Dose me revient. Celui-là ne reviendra sûrement pas ce soir. Un peu plus loin, un autre saumon crève la surface, mais refuse de gober la mouche. Il est de taille plus modeste que le premier, mais me laisse dans un état identique. Je décide de lui présenter un streamer Mickey Finn. Au deuxième lancer, il le happe violemment et... le combat s'engage! Il fait bien une douzaine de livres. Au bout de quelques minutes, Salar gît au fond de l'épuisette.

     Courte bataille justifiée par la couleur de sa livrée; les puces de mer viennent à peine de le quitter. C'est donc dire qu'il s'est « tapé » plus de 100 km en moins de 3 jours! Un « p'tit vite » comme dirait l'autre. Jean-Paul nous avait dit que ceux qui auraient la chance de capturer le premier saumon dans les fosses non baptisées auraient l'opportunité de leur donner un nom; cette petite fosse exceptionnelle portera dorénavant le nom d'une personne non moins exceptionnelle à mes yeux, ma compagne Denise.
Mi-juin, jour 2: fosse Denise

     C'est aujourd'hui notre dernière journée sur la Causapscal. Ce matin, Jean-Paul est confiant comme pas un. Aussi, nous dirigeons-nous vers le secteur de «Bateau» tôt le matin. À sa demande, Claude prendra place à bord du canot et couvrira la fosse Bateau, tandis que je me dirige de nouveau vers la fosse « Denise ». Il y a moins de quinze minutes que j'y suis, qu'un magnifique spécimen raidit violemment la soie... et engage ce qui sera un combat mémorable. Celui-là, c'est un vrai de vrai ! Un pareil saumon dans une fosse aussi étroite, croyez-moi, c'est spécial. Après une vingtaine de minutes d'un combat digne des plus grands, ce magnifique tribermarin s'avère vaincu. Il fait près de vingt livres !!! J'admire pendant quelques minutes ma capture, puis me dirige vers l'abri de «bateau» où Claude a repris ses « ébats ». Sa soie glisse à la surface de cette superbe fosse. Soudain, sa canne s'arque violemment. Il s'engage dans un combat qui sera de courte durée. Quelques minutes plus tard, le même scénario se produit... avec la même conclusion et se répétera à cinq reprises, Salar sortant vainqueur à chaque fois. Décidément, ce n'était pas le jour de chance de mon compagnon, mais c'est une expérience qu'il n'est certes pas prêt d'oublier.

     Le reste de la journée se déroule plus calmement. Quelques saumons viendront voir les offrandes qui leur sont présentées, sans toutefois se laisser leurrer. La Causapscal s'est cependant montrée à la hauteur de tous nos espoirs. Dans un environnement sauvage à souhait, elle est peuplée d'une race de géants parmi les plus remarquables au monde et sera certainement très recherchée par les saumoniers au cours des prochaines saisons. Je rêve déjà à ma prochaine excursion sur ses rives...

référence

» Texte et photos Pierre Manseau
» Salmo Salar #36, Automne, Septembre 1994.
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